1980, glaciale décennie

« Les Années d’hiver », recueil d’interventions politiques et philosophiques de Félix Guattari écrites durant la première moitié des années 1980, est réédité. Des textes étonnamment actuels.

Olivier Doubre  • 10 septembre 2009 abonné·es

Il n’était pas drôle d’être un jeune de gauche durant les années 1980. En plus du chômage et de « la crise », court vocable qui résumait alors les difficultés économiques de l’époque, le gouvernement Mauroy opérait rapidement son fameux « tournant de la rigueur », dénommant ainsi la mise en œuvre d’un néolibéralisme monétariste, présenté comme la « seule » politique possible. Le temps n’était plus à la contestation, et l’on était prié d’adhérer à cette prétendue « modernité » faite de compétitivité et d’argent-roi. Si le jeune de gauche restait néanmoins critique et ne partageait pas ce nouvel engouement pour le marché, il était aussitôt traité de « ringard », autre vocable qui fit son apparition à l’époque. Et s’il rêvait de révolution et d’expériences novatrices, on lui rappelait prestement que la génération de ses parents avait, elle, « fait 68 »… Libération , le journal emblématique de ces vaillants « soixanthuitards » – en train, pour nombre d’entre eux, de s’inscrire au Rotary Club, comme le dénonçait Guy Hocquenghem –, multipliait ainsi les dossiers collectors sur les temps bénis
– mais qu’il s’agissait de considérer comme bel et bien terminés – du flower power et des barricades au Quartier latin, sur fond de Jimi Hendrix et de libération sexuelle. Le jeune de gauche serait bien en peine d’essayer de faire mieux ! Et pourtant, cela avait bien commencé. Mitterrand accédant à la présidence de la République en mai 1981, l’air du temps était alors au « changement », terme porteur d’espoir et employé tous azimuts durant l’année 1981 (sauf par certains jeunes – forcément ingrats – des Minguettes qui apparurent soudain dans les journaux comme les inventeurs d’un nouveau sport, le « rodéo » de voitures dans les cités de banlieue). Vite mis entre parenthèses, le slogan « Changer la vie » céda bientôt la place aux actualités boursières et aux « créatifs branchés » de la publicité. L’heure n’était plus au rêve. Le jeune de gauche se devait d’intégrer rapidement ces nouvelles « réalités » et de se lancer avec fougue dans la compétition.

Quant aux milieux intellectuels, autrefois en pointe dans la dénonciation des petites ou grandes ignominies du système, ils se ralliaient eux aussi en bloc à la nouvelle doxa de l’argent-roi, rompant pour une grande part avec la longue tradition d’indignation de l’intellectuel de gauche à la française. Souvent désemparé, notre jeune de gauche voyait les quelques intellectuels encore critiques se renfermer souvent dans leur tour d’ivoire (Castoriadis), quand ils ne décédaient pas (Foucault). Une exception notable, parmi les grandes figures des années 1970, pouvait cependant être relevée chez Gilles Deleuze, qui, dans son Abécédaire, lançait quelques piques célèbres contre le ralliement au système et à la bien terne « idéologie-des-droits-de-l’homme » alors à la mode. Bien seul, il pouvait cependant compter sur son ami, le philosophe et psychanalyste Félix Guattari, qui en 1986 lança l’un des rares pavés dans cette mare néolibérale et réactionnaire, sous la forme d’un petit livre publié chez feu les éditions Bernard Barrault : les Années d’hiver. 1980-1985.

Jeune maison exigeante, les éditions Les Prairies ordinaires ont eu la bonne idée de rééditer ce petit livre, introuvable depuis une bonne vingtaine d’années. On peut se demander a priori quel intérêt il y a à republier un recueil d’interventions souvent ponctuelles datant de plus de vingt-cinq ans. Or, comme l’indique d’emblée dans sa belle préface l’historien François Cusset, lui-même auteur d’une étude remarquée sur les années 1980  [^2].), on est frappé, à la lecture de ces textes, d’une véritable « stupéfaction de leur pleine actualité » . Alors qu’il s’agit essentiellement de « remarques éparses avancées il y a un quart de siècle » , leur « acuité brûlante » et leur « force anticipatrice » apparaissent immédiatement au lecteur des années 2000. Si Félix Guattari écrit sur des événements dont la chanson dit qu’ils sont ceux « d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître » , ces derniers ne seront pas dépaysés et reconnaîtront sans aucun doute le monde froid du néolibéralisme triomphant et producteur d’inégalités croissantes dans lequel ils vivent depuis toujours. Car, comme le précise François Cusset, cet esprit si minutieux et attentif qu’est Félix Guattari, observant avec dégoût « l’hiver mondial des premières années 1980, avec ses poussées droitières, son triomphe du marché et ses nouveaux esclavages subjectifs » , en a pressenti la « dimension de mutation historique et de tournant anthropologique ». Or, refusant de céder à cet air du temps désespérant, le philosophe prévient d’emblée que, face au « retour de bâton réactionnaire » , il ne récuse pas la « période des grandes illusions de la contre-culture » et refuse « d’infléchir [s]es positions antérieures pour les adapter au goût du jour ». Il crie ainsi tout son dégoût d’une époque faite d’égoïsme outrancier et veut croire à un avenir où, grâce à un salvateur « retournement de jugement collectif », l’on finira par juger cette première moitié de la décennie 1980 comme ayant été celle des années « les plus stupides et les plus barbares depuis bien longtemps »…

Au fil des textes proposés (articles ou entretiens, interventions à des colloques, conférences, etc.), Guattari décrypte aussi bien les événements immédiats que les évolutions profondes de l’époque. Ouvrant le volume par un bref article de 1980 de soutien à la candidature (avortée) de Coluche à l’élection présidentielle, il salue d’abord les mesures adoptées par le gouvernement socialiste fraîchement élu : « On se prend à rêver », s’enthousiasme-t-il en relevant les premiers résultats « déjà marquants dans le domaine des libertés ». Mais, très vite, il dénonce le manque de courage politique d’un PS qui fait « passer l’économie avant la société ». Et, assez rapidement, sa sévérité se fait sans appel. Fustigeant bientôt les socialistes pour s’être engagés « dans une surenchère absurde avec la droite sur le terrain de la sécurité, de l’austérité et du conservatisme » – on est là en 1983, non en 2009 ! –, il écrit, non sans tristesse, que « la gauche a laissé passer l’occasion historique qui lui était offerte »… Son inquiétude grandit alors devant la montée du racisme et du Front national dans la société française, auxquels il consacre de nombreuses pages.

Contrairement à l’engouement qu’elle suscite, la réponse du pouvoir socialiste avec la création de SOS Racisme ne le satisfait en rien, et il est l’un des rares à voir à l’époque dans son célèbre slogan « Touche pas à mon pote » le fait qu’ « ils n’ont même pas pensé à demander leur avis aux principaux intéressés » ! Et c’est bientôt la colère que l’on voit poindre sous sa plume lorsqu’il observe, d’un côté, le revirement en matière économique et, de l’autre, le grignotage progressif des libertés publiques, en premier lieu envers les sans-papiers, les immigrés ou les jeunes de banlieue, devinant déjà « la perspective à court terme d’une Europe des polices plutôt que d’une Europe des libertés » , à laquelle les gouvernements socialistes français prennent une part active. Résonnant bruyamment à nos oreilles en 2009, le signifiant « la crise », sans cesse répété et bientôt transformé en véritable « fléau biblique » , va servir au pouvoir pour empêcher toute expérimentation sociale et justifier, telle une fausse évidence, qu’une « seule politique économique est possible ». Cette décision qui veut que « prime » l’économie sur le politique montre surtout le fait que les socialistes français « ont perdu la mémoire du peuple ». Un constat qui ne saurait être infirmé aujourd’hui !

Sur bien d’autres thèmes, on note de page en page et d’année en année toute l’amertume de Félix Guattari face aux grandes transformations de l’époque. Et là encore, lorsqu’il décrypte celles du capitalisme, ses analyses sonnent étonnamment justes et actuelles au lecteur de ce début de XXIe siècle, puisqu’il analyse avec précision, lors d’un extraordinaire dialogue avec Michel Butel, le directeur de l’éphémère et passionnant mensuel l’Autre Journal (l’une des rares expériences innovantes en matière de presse à l’époque), les mécanismes en cours d’une « mondialisation de la production » et la mise en place de ce qu’il nomme le « capitalisme mondial intégré ».

Toutefois, le philosophe refuse de se laisser aller complètement au désespoir puisqu’il entrevoit aussi à terme la possibilité de luttes de la part de ces « nouvelles subjectivités dissidentes » que sont les jeunes, les immigrés, et, déjà, les nombreux « sans » (-papiers, -abri,
-emploi, etc.) ainsi que des minorités (ethniques, sexuelles, culturelles…), tous s’opposant à « l’uniformisation capitaliste et étatique » . Le volume se terminant par quelques textes plus théoriques, il faut insister sur la grande accessibilité du livre, ce qui n’est pas toujours le cas de bon nombre de ses autres ouvrages. Reste que, aussi visionnaire que fût le « Guattari résistant des années 1980 » (selon les mots de François Cusset), il apparaissait alors bien seul, lorsqu’il acheva ce volume, à l’orée de l’année 1986. Ces textes n’en sont que plus touchants aujourd’hui.

[^2]: La Décennie. Le grand cauchemar des années 1980, La Découverte, 2006 (en poche, 2008

Idées
Temps de lecture : 8 minutes

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