1989 : quand l’Est rêvait d’Amérique

Voici vingt ans, le mur de Berlin s’effondrait. Au-delà de la RDA, un autre pays, autrement plus ­puissant, vacillait : l’URSS. De Berlin à Moscou, Claude-Marie Vadrot a vécu ces heures intenses. Souvenirs…

Claude-Marie Vadrot  • 22 octobre 2009 abonné·es
1989 : quand l’Est rêvait d’Amérique

Nous sommes le 10 novembre 1989, en milieu d’après-midi. Des interrogations commencent à s’élever sur les bas-côtés de l’autoroute de Magdebourg, qui mène de l’Allemagne de l’Ouest à Berlin, à travers l’Allemagne de l’Est. Une route le long de laquelle, quelques jours plus tôt, il était encore interdit de s’arrêter. Le ruban de béton charrie un flot impressionnant de Trabant crachotantes. Partant pour Moscou à travers les Allemagnes, la Tchécoslovaquie, la Lituanie, la Pologne et l’actuelle Biélorussie, je suis alors à une vingtaine de kilomètres de Berlin, où le mur s’effrite depuis deux jours…

Les interrogations ? Les Allemands venus de l’Est demandent combien valent les Pontiac ou les Chevrolet. Ils tournent autour de ma R21, veulent savoir comment fonctionnent le tableau de bord électronique et les portes à fermeture centralisée. Aux questions politiques, ils répondent bagnoles et dollars. Des Vopos (Volkspolizéï, la police du peuple) en patrouille se joignent aux conversations. Au « Check Point Charlie », au comptoir où se déroulait auparavant le long contrôle des visas, trônent des bouteilles de Coca et des magazines aux pin-up agressives. Le passeport est vaguement examiné, et les chiens policiers ont disparu. Sur une Trabant qui revient « à la maison », flotte un drapeau américain qui fait rire un douanier. Depuis une tribune improvisée, caméras et photographes guettent la moindre « image symbolique ». Les Allemands et les Américains sont les plus nombreux. Ces derniers ont l’impression « d’avoir gagné la guerre »…

Direction l’église Saint-Nicolas, le temple luthérien de Leipzig, où, depuis 1984, se déroule chaque lundi soir une « prière pour la paix » qui réunit discrètement les contestataires du régime. « À tout hasard, explique un jeune pasteur, nous continuons à prier car, dans le fond, rien n’est réglé. » Un barbu, au sein du groupe formé autour de la voiture, complète l’explication : « Nous avons été patients, et c’est une bonne raison pour ne pas faire et dire n’importe quoi maintenant. Il ne faudrait pas confondre avoir envie d’aller à l’Ouest et être comme ceux de l’Ouest. Nous avons notre dignité. Nous ne voulons pas devenir des cousins pauvres recueillis par charité. » La discussion se passionne, les opinions s’affrontent.  Dieu, Lénine, le capitalisme et le socialisme sont appelés à la rescousse par les uns et les autres. Un prof tranche : « Que vous le vouliez ou non, nous deviendrons une colonie américaine. Pourquoi pas si cela nous donne le droit de choisir nos responsables avec des élections libres, comme aux États-Unis ? Moi, dès que ce sera possible, j’y pars. »

En route pour ce qui s’appelle encore la Tchécoslovaquie. Avec deux auto-stoppeurs pris à la frontière. Un prof de maths d’une quarantaine d’années, Milos, et une infirmière, Anna. Quelques kilomètres plus loin, nous embarquons leur fille, Ira. Aux côtés de ses parents, silencieux et inquiets, elle parle sans arrêt. Elle délire sur Paris et sur New York avec l’enthousiasme de ses vingt ans : « Nous allons gagner, papa, rien ne sera plus jamais comme avant, je vais pouvoir voyager, finir mes études en France ou aux États-Unis. Prague va devenir une belle ville, tous les gens intelligents vont pouvoir réussir sans adhérer à un parti, à chacun sa chance, maintenant. » Le père finit par lâcher : «  Tu y perdras ton âme, il y a au moins autant de pauvres à l’Ouest qu’à l’Est, et le paradis n’est ni socialiste ni capitaliste… » Ira lui coupe la parole : « Comme il n’est pas socialiste, il est certainement capitaliste, tu oublies la réussite de nos amis qui sont parvenus à partir… » À son tour, Anna l’interrompt : « Et toi, tu oublies tous ceux qui n’ont jamais donné de nouvelles. » Ira montre la foule dans les rues de Prague : « Regardez ces gens, ils rêvent déjà de leur liberté d’entreprendre, le rêve américain n’est pas le cauchemar qu’on nous a présenté. » La foule porte les gens vers la place Venceslas, où, tard dans la nuit, des milliers de jeunes déposent une bougie à l’endroit où Ian Palach s’est immolé par le feu vingt ans plus tôt. Presque tous ont sorti leurs T-shirts barrés de slogans occidentaux en anglais, le chic du chic.
Sous la neige, passage en Pologne. Plus un seul drapeau rouge.
À Varsovie, visite au journal de Solidarnosc. Le vertige des transformations politiques en cours n’y fascine pas tout le monde : « Nous plongeons dans l’inconnu, trop de nos compatriotes rêvent de l’Amérique. » Les gens s’engueulent sur l’avenir déjà discernable dans les marchés sauvages où se vendent les « mirages de l’Ouest » . Un journaliste conclut : « Attention au totalitarisme de la victoire. » Un compagnon de Walesa réplique : « Des syndicats libres et forts, comme aux États-Unis, ça ne t’intéresse pas ? » Il s’attire une réponse cinglante : « Tu écoutes trop la voix de l’Amérique, tu crois qu’ils nous soutiennent pour nos beaux yeux ? »

À Vilnius, en Lituanie encore soviétique, un drapeau du Vatican a remplacé la faucille et le marteau sur la maison des Pionniers, où se tient le Congrès des jeunesses catholiques, le premier depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Virgiliu Tchépaïtis, secrétaire général de Sajudis, le mouvement indépendantiste créé quelques mois plus tôt, explique : « Nous sommes à la veille d’un bouleversement, nous allons rejoindre l’Europe et, déjà, tous les émigrés installés aux États-Unis annoncent leur retour. Ils nous aideront à construire une économie de concurrence et de libertés. » Les congressistes parlent du pape et de George Bush, leurs deux idoles.
Poursuite du voyage à travers l’URSS, à l’entrée de laquelle la police des frontières n’a demandé qu’une seule « récompense » pour un passage sans formalités : une des barres chocolatées qui traînent sur le tableau de bord. À Moscou, place Pouchkine, les travaux qui précèdent l’ouverture du premier McDo viennent de commencer. Il ouvrira le 30 janvier 1990, provoquant une queue historique de plus d’un kilomètre…
Vingt ans après, la vie moscovite est encore plus américanisée qu’à New York, les très pauvres et les très riches y sont encore plus nombreux, la ville compte dix McDo, et le pays entier deux cents. Gorbatchev ? Il reste pour la majorité des Russes celui qui tenta de restreindre la vente de la vodka…

Monde
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