Ces salariés qui se tuent au travail

Un livre de Paul Moreira et d’Hubert Prolongeau ainsi qu’une série documentaire de Jean-Robert Viallet rendent compte de la détérioration des conditions de travail pliées au néolibéralisme.

Jean-Claude Renard  • 22 octobre 2009 abonné·es
Ces salariés qui se tuent au travail

Dans le Mythe de Sisyphe (1942), Albert Camus commençait par cette assertion : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. » La formule vaut pour le monde de l’entreprise. Un ­exemple : conseiller financier à la Banque de l’Ain, filiale du CIC, Jean-Marc Trichard exerce son métier à Bourg-en-Bresse vingt ans durant, dans la routine du travail bien accompli. Jusqu’à ce que le CIC fusionne avec le Crédit mutuel, en 1999. Un mot ­d’ordre tombe : ­vendre du produit financier tous azimuts. Un langage guerrier s’introduit, façon commandos. « Nous avons eu des objectifs à remplir. La direction nous les donnait, négociés à chaque fin d’année. Il fallait faire un certain nombre de prêts, vendre des Sicav, des plans épargne-logement, orienter certains clients vers des assurances-vie. »

De plus en plus de contraintes et d’obligations sont imposées. Et des objectifs ahurissants : 50 000 euros de chiffre d’affaires par jour. En dehors de toute éthique. Jean-Marc découvre un nouveau mot : la gniaque. Tu l’as ou tu ne l’as pas. « J’ai fini par aller contre l’intérêt de mes clients pour faire du chiffre » , confie-t-il. S’installent les doutes, des troubles, puis la dépression. ­Quatre ans plus tard, il est déclaré « inapte au travail » . C’est sans doute pour cela qu’il peut aujourd’hui témoigner, relater un quotidien virant à l’insupportable. D’autres ne sont plus dans ce cas.

Après le récit de ce conseiller financier, forcé à la retraite, dans un livre au titre sans équivoque, Travailler à en mourir, Paul Moreira (déjà réalisateur du documentaire le Travail en miettes ) et Hubert Prolongeau ­rendent compte d’autres situations dramatiques. Recueillant les témoignages de victimes ou de leurs proches, dessinant le tableau tragique des conditions de travail, décortiquant les étapes de la dégradation, suivant pas à pas les mécanismes de l’entreprise moderne qui conduisent à la dépression, voire au suicide ou à ses tentatives. Chez Renault, principalement : en ­oc­tobre 2006, Antonio, ingénieur, se jetait du haut du technocentre de Guyancourt ; en janvier 2007, Hervé, technicien, se noyait dans un étang ; le mois suivant, Raymond, également technicien, était retrouvé pendu. D’autres suicides sont, depuis, survenus. Un employé du technocentre, le 7 octobre dernier, a mis fin à ses jours.

« Peut-on mourir de stress quand on est ouvrier métallurgiste ? » , s’interrogent Moreira et Prolongeau. « Oui, on peut. » À Arcelor. C’est le cas d’un métallo plongé depuis trois ans dans un coma végétatif, intérimaire surexploité, engagé dans l’impasse de ­l’hyper­flexibilité, victime d’une crise cardiaque. D’autres, toujours à Arcelor, n’ont pas survécu à une crise cardiaque, après des journées de travail accumulées, atteignant parfois 21 heures. Travailler plus, donc, pour… Voilà autant d’histoires humaines, terriblement humaines, et autant d’employés qui ont cru à leur boulot. À chaque récit, un même vocabulaire : contrats d’objectifs, performance, autorité, évaluation, pression, oppression, isolement [^2]. Un vocabulaire qui correspond à « l’actionnaire devenu roi, qui veut un dividende à la fin de l’année ». L’actualité à France Télécom donne plus d’éclat encore au discours.
Tout comme cet implacable et remarquable triptyque documentaire, programmé sur France 3, réalisé par Jean-Robert Viallet, sur une idée de Christophe Nick. Un an de tournage, des témoignages. Et autant d’interventions pertinentes de Frédéric Lordon, économiste, chercheur au CNRS, Vincent de Gaulejac et Paul Jobin, sociologues, Christophe Dejours, psychiatre, Marie Pezé, psychologue… Le titre est également explicite : la Mise à mort du travail.

Bienvenue alors dans l’entreprise, avec ses corollaires : la destruction, l’aliénation, la dépossession. En trois volets où tout se tient et se contient. Avec ce constat pour commencer : selon l’Institut de veille sanitaire, un quart des salariés en France souffrent de détresse physique liée au travail. Ce qu’on observe à l’hôpital de Nanterre, avec nombre de troubles musculo-squelettiques. Ici, une ouvrière qui passe de 350 pièces fabriquées à l’heure à 1 200, là une caissière soulevant une tonne de produits par heure, pliée sous le rythme de la productivité. La première cause de la souffrance réside là : dans les nouvelles organisations du travail pour atteindre les taux de rentabilité exigés par les investisseurs financiers. Le résultat est probant : derrière la Norvège et les États-Unis, la France est classée troisième au rang de la productivité du travail horaire. Mais, « au pays du “travailler plus pour gagner plus”, il est de bon ton de dire que la valeur travail a disparu », rappelle Jean-Robert Viallet. In fine, « on perd sa vie à force de la gagner » . 300, voire 400, suicides par an. Des ­chiffres probablement sous-estimés (parce qu’il est de bon ton, encore, de ­mettre une pendaison sur le dos d’un problème sentimental).
L’Inspection du travail comme le Conseil des prud’hommes (trois fois plus d’affaires en vingt ans) ­possèdent leur poids de révélations (des lieux qui ont accepté la présence de la caméra). Harcèlement moral, humiliation, atteinte à la personne, licenciement abusif… Pour le réalisateur, il s’agit de dire qu’on est en train « de vider le travail de sa substance, de ce qui lui permet de donner du sens à nos vies » . Reste un salarié toujours renvoyé à lui-même, sur le carreau, sans que l’on remette l’organisation du travail en cause.

Second volet du triptyque, l’Aliénation. Un pays qui connaît la hantise du chômage depuis trois décennies, ça crée des habitudes. Avec guère de choix cette fois : se soumettre, consentir. L’acceptation.
En guise d’illustration, Carglass, filiale du groupe mondial Belron, versée dans le remplacement de vitrages des voitures. En misant sur la carte de la transparence, le réalisateur a pu filmer l’envers du décor. En bas de l’échelle, fonctionnement à flux tendu au cœur d’un centre d’appels pour une besogne de perroquet. « Carglass répare, Carglass remplace ! » Un système informatique permet de contrôler les temps de connexion des employés, de pause, des services rendus à la clientèle, d’écouter aussi les propos échangés. Avec un risque de turn-over élevé et embarrassant pour l’employeur. D’où l’intérêt pour lui de trouver du personnel prêt à se ­sou­mettre, jusqu’à casser du sucre sur le dos du collègue. À un autre étage, se jouent le recrutement des responsables et la formation pour un prétendu travail en équipe, pour des salariés modelés suivant les techniques de manipulation et de soumission, afin d’imposer une course illimitée au profit. Quel qu’en soit le coût humain. Avant que la caméra de Jean-Robert Viallet ne se déplace dans un atelier de réparation, avec ses cadences infernales. Le salarié prend là une figure christique, agonie sans ménagement sur l’autel de l’entreprise. Pourquoi pas ? Éric Girard, directeur général de Carglass, sans scrupule devant la caméra (et ses employés), ne mâche pas ses mots : « On va dépenser un million et demi pour payer des heures sup ! ? Je préférerais mettre un million et demi dans le profit plutôt qu’avoir à payer des heures parce qu’on s’est mal organisés ! »

Troisième et dernier volet, la Dépossession relate l’histoire de Fenwick, entreprise française séculaire, rachetée en 2006 par Henry Kravis, financier américain redouté, à la tête du fonds d’investissement KKR, maître du capitalisme actionnarial, de l’optimisation et du profit, adepte fervent des LBO. Dans la lignée des productivités érigées par le taylorisme et le fordisme puis le modèle Toyota, une idéologie développée par le coaching (la multiplication des titres en librairie, ces dernières années, donne la mesure de cette pieuvre phagocyte). Depuis que KKR a acquis cette usine de véhicules de manutention, ­Fenwick vit à l’heure des commerciaux, manipulés dans un idéal de perfection, des consultants, artisans de la « collaboration », des restructurations au mètre carré pour un gain de productivité devenu leitmotiv, à l’heure encore des réductions d’effectifs qui mettent sous tension ceux qui restent et ceux qui sont exclus, un petit peuple soumis aux méthodes de « terrorisation »  : vous continuez, ou bien vous sortez. Vous êtes liquidé, dépossédé. C’est la technique du « maillon faible » adaptée à l’entreprise. « Si vous voyez un concurrent en train de mourir au bord de la route, surtout n’hésitez pas à l’achever, ordonne un responsable. Du matin 9 heures au soir 19 heures, il faut qu’on occupe le terrain ! »

À travers l’exemple de cette usine au centre de la France, démontant les mécanismes qui, depuis New York, conduisent à « la mise à mort du travail », le réalisateur démontre ainsi le pouvoir des actionnaires sur les travailleurs, des actionnaires débranchés de la production, exigeant des taux de rentabilité en dehors de la réalité du travail. Peu leur importe, il s’agit de se payer sur la bête.

[^2]: Chez Renault, précisent les auteurs, dans les services des salariés suicidés, l’objectif était de réduire de 30 % les coûts de fabrication.


TRAVAILLER À EN MOURIR. QUAND LE MONDE DE L’ENTREPRISE MÈNE AU SUICIDE, PAUL MOREIRA ET HUBERT PROLONGEAU, ÉD. FLAMMARION, 244 P., 20 EUROS.
LA MISE À MORT DU TRAVAIL, LA DESTRUCTION ET L’ALIÉNATION, LES DEUX PREMIERS VOLETS, LUNDI 26 OCTOBRE, 20 H 35, FRANCE 3 (1 H 43). LA DÉPOSSESSION, TROISIÈME VOLET, MERCREDI 28 OCTOBRE, DEUXIÈME PARTIE DE SOIRÉE, MÊME CHAÎNE (1 H).

Société
Temps de lecture : 9 minutes