« Bidoche », une barbarie moderne

Patrick Piro  • 12 novembre 2009 abonné·es

Il est conseillé d’attendre la fin de la digestion avant de se plonger dans le dernier ouvrage de Fabrice Nicolino : Bidoche  [^2]
peut provoquer des désordres incontrôlés. Sous-titre : « L’industrie de la viande menace le monde ». On se doute que celle-ci défend ses intérêts avec des pratiques peu ragoûtantes : l’auteur s’est fait une spécialité du décorticage des arcanes des lobbies.[^3]

Mais Bidoche ne s’adresse pas en priorité à l’hémisphère gauche de notre intellect, prompt à embarquer dans les croisades antiproductivistes, antilibérales, antitechnocrates. Non, l’auteur nous travaille d’abord à la tripe, en décrivant une barbarie moderne, parfaitement intégrée dans les rouages de notre société de consommation, bien cachée dans les hangars à produire de la barbaque, où l’on ne laisse pas entrer les fouineurs.
Nicolino a un vrai talent pour raconter, d’une plume légère, les histoires qui puent. On vous laisse découvrir à quoi ressemblent les quelques semaines hallucinantes qu’encadrent la naissance en enfer concentrationnaire et l’abattage, pour un porc, un poulet, un canard mulard ou un veau d’élevage hors-sol. Il n’est pas exclu que vous y preniez une jouissance morbide, comme à la lecture d’une fiction gore : c’est probablement du cerveau reptilien de l’homme qu’a surgi la « barbarie de l’élevage industriel ».
Pour quelle raison cet élevage est-il devenu (majoritairement) une usine à cracher de la viande ? Comment en arrive-t-on à traiter des êtres vivants, aptes à l’affection comme à la souffrance, comme de bêtes fabriques à protéines ?

Pas de réponses décisives à d’insondables dérives, mais des responsabilités. Fabrice Nicolino a un truc pour se faire des amis : il donne les noms. Il exhume d’épatantes publications professionnelles, épluche des pensums institutionnels, décortique CV et organigrammes, déroule l’écheveau des copinages, révèle le filigrane des fidélités de castes. Apparaissent alors les vrais réseaux de pouvoir et d’intérêts qu’on ne voit jamais, les systèmes de croyance qui les sous-tendent. Les technocrates, fascinés par le « progrès », y jouent un rôle clé : ils sont tout-puissants dans les années 1960-1970, alors que la France veut « rattraper son retard » et moderniser son agriculture [^4]. L’Inra se montre prête à prendre le contrôle intégral de la physiologie animale, afin de libérer l’agro-industrie naissante des fâcheux aléas de la vie. Les assoiffés de profits en prennent aussi largement pour leur grade. On doit à leurs audaces la vache folle, le poulet à la dioxine, le lait à la mélanine, H5N1, H1N1, d’autres virus et bactéries bien méchants. Tout se tient, avec la complicité de l’État : le lobby agro-industriel étouffe de prometteuses pistes d’élevage bio, la propagande du parti de la viande muselle les plus convaincants nutritionnistes, qui démontrent que nous (les riches) mangeons trois fois trop de viande – maladies cardiovasculaires, obésité, cancers, etc. Et puis, c’est encore bien peu connu : l’élevage contribue à près de 20 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales, plus que le secteur des transports ! Des voix suggèrent désormais que la solution climatique passera aussi par la déchéance du dogme sacro-saint qui veut que le bien-être d’une population se mesure à la quantité de viande dans l’assiette. La FAO, qui prolonge benoîtement les tendances, indique un doublement « nécessaire » de la production carnée pour 2050. Irréaliste, irresponsable : pas assez de terres pour les aliments des bêtes (il faut de 4 à 11 calories végétales pour produire 1 calorie de viande), d’eau, de pétrole (pour les engrais), etc. Au passage, le hiatus ne trouble guère la FAO dans la rude tâche de se débrouiller avec un milliard de pauvres sous-alimentées (voir ci-contre).

On sort un peu hébété de ces coups de boutoir : Fabrice Nicolino, qui livre là son ouvrage le plus intime, est magistralement parvenu à dévoiler, derrière l’appétissante entrecôte qui grésille dans la poêle, une machination étonnamment pathogène et méconnue. Lecture également déconseillée à l’approche du repas.

[^2]: Bidoche, éditions LLL, 385 p., 21 euros.

[^3]: Pesticides, révélations sur un scandale français, avec François Veillerette, Fayard, 2007 ; la Faim, la bagnole, le blé et nous : une dénonciation des biocarburants, Fayard, 2007.

[^4]: Pour avoir une idée du délire, filer sans délai p. 41.

Idées
Temps de lecture : 4 minutes

Pour aller plus loin…

François Sarano : « Il y a une vraie lueur d’espoir pour les océans si on s’en donne les moyens »
Entretien 9 juin 2025 abonné·es

François Sarano : « Il y a une vraie lueur d’espoir pour les océans si on s’en donne les moyens »

L’océanographe et plongeur professionnel ne se lasse pas de raconter les écosystèmes marins qu’il a côtoyés dans les années 1980 et qu’il a vu se dégrader au fil des années. Il plaide pour une reconnaissance des droits des espèces invisibles qui façonnent l’équilibre du monde, alors que s’ouvre ce 9 juin à Nice la Conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc).
Par Vanina Delmas
L’insurrection douce, vivre sans l’État
Idées 4 juin 2025 abonné·es

L’insurrection douce, vivre sans l’État

Collectifs de vie, coopératives agricoles, expériences solidaires… Les initiatives se multiplient pour mener sa vie de façon autonome, à l’écart du système capitaliste. Juliette Duquesne est partie à leur rencontre.
Par François Rulier
Isabelle Cambourakis : « On ne pourra plus revenir à une édition sans publications féministes »
Entretien 4 juin 2025 abonné·es

Isabelle Cambourakis : « On ne pourra plus revenir à une édition sans publications féministes »

Il y a dix ans, les éditions Cambourakis créaient la collection « Sorcières » pour donner une place aux textes féministes, écologistes, anticapitalistes écrits dans les années 1970 et 1980. Retour sur cette décennie d’effervescence intellectuelle et militante avec la directrice de cette collection.
Par Vanina Delmas
« Si ArcelorMittal tombe, c’est l’ensemble de l’industrie française qui tombe »
Entretien 27 mai 2025 abonné·es

« Si ArcelorMittal tombe, c’est l’ensemble de l’industrie française qui tombe »

Alors qu’ArcelorMittal a annoncé un vaste plan de suppressions de postes, la CGT a décidé d’entamer une « guerre » pour préserver les emplois et éviter le départ du producteur d’acier de l’Hexagone. Reynald Quaegebeur et Gaëtan Lecocq, deux élus du premier syndicat de l’entreprise, appellent les politiques à envisager sérieusement une nationalisation.
Par Pierre Jequier-Zalc