Charles Enderlin : « Israël a joué la carte des islamistes »

Dans son dernier livre, Charles Enderlin montre comment on en est arrivé à un face-à-face avec le Hamas. Il analyse ici les dénis de la société israélienne, qui ne veut ni voir ni savoir. Il note le consensus d’une presse qui, hormis Haaretz, ignore la réalité palestinienne.

Denis Sieffert  • 3 décembre 2009 abonné·es
Charles Enderlin : « Israël a joué la carte  des islamistes »

Politis : Vous avez donné comme titre à votre livre
« le Grand Aveuglement », claire allusion à l’attitude d’Israël face à la montée
du Hamas. Est-ce toujours de l’aveuglement, ou une stratégie délibérée qui consisterait, de la part d’Israël, à promouvoir
le pire de ses ennemis 
?

Charles Enderlin : Il faut distinguer plusieurs périodes. La première se situe avant et au tout début de la première Intifada, c’est-à-dire à la fin des années 1980. À l’époque, Israël a franchement joué la carte des islamistes, qui étaient encore la confrérie des Frères musulmans, les aidant et les encourageant contre les nationalistes palestiniens de l’OLP. Cela a duré jusqu’à ce que la Mujamma al-Islami se transforme en Hamas, et même un peu au-delà, jusqu’au printemps 1988. Ensuite, c’est la 2e Intifada. Là, Israël choisit de frapper Arafat chaque fois que le Hamas commet un attentat. L’exemple le plus édifiant est celui de mars 2002. Le général américain Antony Zini était sur le point d’obtenir un accord, la Ligue arabe allait proposer son plan de paix. Le 27 mars, le soir de la Pâque juive, le Hamas commet un attentat dans un grand hôtel de Netanya [^2]. Que fait Ariel Sharon ? Il tourne sa riposte contre Arafat. Il fait réoccuper les zones autonomes palestiniennes, il fait attaquer les administrations, les ministères, la police de l’Autorité palestinienne. Il ordonne le siège du QG d’Arafat à Ramallah.
Autre séquence : en 2005, lorsque Sharon décide le retrait unilatéral de Gaza – ce qui ne figurait absolument pas dans le processus de paix. Il connaît parfaitement le rapport de forces entre le Fatah et le Hamas à Gaza. Il sait que cela peut se terminer par la prise du pouvoir par le Hamas. Ensuite, nous passons aux élections palestiniennes de janvier 2006. Dans un premier temps, Israéliens et Américains décident de poser comme condition au Hamas, pour qu’il soit autorisé à se présenter, qu’il accepte les accords de paix signés par Israël et l’OLP. Mais, dans un deuxième temps, ils décident d’autoriser le Hamas à présenter des candidats, tout en sachant parfaitement qu’il est en situation de l’emporter. Et on sait que c’est ce qui s’est produit. À chacune de ces étapes, en affaiblissant les nationalistes palestiniens, Israël transforme un conflit national et territorial en confit religieux.

L’avantage d’un conflit religieux, c’est qu’il n’a pas d’issue. Cela sert donc la cause de celui qui dispose de la force et de la meilleure position sur le terrain.

Il y a en effet beaucoup de responsables israéliens, à commencer par ceux des implantations (selon la terminologie utilisée en Israël, NDLR), qui sont contre tout accord. Et cette transformation en conflit religieux sert leur cause. Là-dessus, les religieux des deux camps sont dos à dos.

Vous êtes très sévère dans votre livre à l’égard d’Israël, mais aussi à l’égard du Hamas. Selon vous, il n’y a pas de contradictions, au sein de ce mouvement, entre des radicaux et des partisans d’une politisation. Tout au plus, il y a un double langage. C’est bien votre analyse ?

Oui. J’ai fait des dizaines d’interviews de responsables du Hamas, j’ai écouté des traductions de prêches dans des mosquées, et c’est ma conviction. Il faut comprendre que le Hamas est un mouvement religieux. Il n’y a pas de débats idéologiques au sein du Hamas comme il y en a eu très tôt, dès le début des années 1970, dans l’OLP. Ils sont toujours pour une Palestine sur la totalité du territoire (de l’ancienne Palestine mandataire, NDLR). Ils peuvent à la rigueur s’accommoder d’une trêve de longue durée avec Israël. Ce qui conviendrait parfaitement à la droite israélienne, qui pourrait, pendant ce temps-là, et sans problème, continuer de coloniser la Cisjordanie. L’idée du Cheikh Yassine (fondateur du Hamas, tué par Israël en mars 2004, NDLR) a toujours été que la région serait un jour ou ­l’autre complètement islamisée. Il avait d’ailleurs parfaitement fixé les limites de ce que pouvait accepter le Hamas. Il pourrait accepter une Palestine dans les frontières de 1967, mais à condition qu’il n’y ait aucun contact direct avec Israël, ni aucune reconnaissance d’Israël. Chaque fois que quelqu’un, comme l’ancien président américain Jimmy Carter, est revenu de Gaza en déclarant qu’il y avait une reconnaissance implicite d’Israël par le Hamas, deux heures ne se sont pas écoulées avant que le Hamas n’apporte un démenti cinglant.

Vous êtes le correspondant de France 2 en Israël depuis 1980. Comment voyez-vous la société israélienne aujourd’hui  ?

Les Israéliens sont travaillés par une communication gouvernementale très efficace. Ils ne sont plus dans l’urgence d’une solution. Bien sûr, ils sont pour la paix. Et, bien sûr, ils ne veulent pas d’un conflit ouvert avec les États-Unis. Mais, pour le reste, je ne vois pas de changement dans l’opinion publique qui mettrait un terme à un conflit qui conduit d’une façon ou d’une autre à la disparition de l’Autorité palestinienne. Les médias israéliens, à l’exception du quotidien Haaretz, ne parlent pratiquement jamais des Palestiniens. Ils ignorent le monde arabe en général. Ils sont devant des émissions de téléréalité. Tout va bien ! La crise économique y est plutôt moins ressentie qu’en Europe. Et Benyamin Nétanyahou serait réélu triomphalement si des élections avaient lieu demain.

Est-ce à dire que les Israéliens ne se soucient pas de l’avenir, de ce que disent les études démographiques – parfois d’ailleurs de façon contradictoire – avec le risque qu’Israël devienne bientôt
une autre Afrique du Sud, version apartheid ?

Les Israéliens en parlent très peu. Un institut proche de la droite, l’institut Shalem, s’efforce d’ailleurs de rassurer tout le monde en contestant les courbes démographiques qui laisseraient paraître une croissance plus rapide de la population palestinienne.

Comment est perçue la situation présente ?

On parle ici d’un échec de la diplomatie américaine. Barack Obama avait demandé dans son discours du Caire, le 4 juin, un gel total de la colonisation. Il n’est plus question aujourd’hui que de « freiner » la colonisation. Quant aux dirigeants de l’Autorité palestinienne, ils ne veulent pas négocier tant qu’il n’y a pas un gel total. Ils ont l’intention de se tourner vers le Conseil de sécurité de l’ONU. Du côté du gouvernement israélien, on vient de faire cette proposition d’un gel de dix mois de la colonisation. Mais, dans le programme du Likoud, ne figurent ni les mots « processus de paix » ni les mots « État palestinien ». Netanyahou a tiré le bilan de sa défaite de 1999. À l’époque, ce n’était pas la gauche qui l’avait fait tomber, mais la droite de sa coalition. Aujourd’hui, pas question d’entrer en conflit avec cette droite. Au sein du cabinet israélien, une forte majorité s’est prononcée en faveur du plan de gel provisoire. C’est parce que tout le monde sait bien que c’est « pipeau ».

Votre analyse est en décalage avec les idées qui prédominent en Israël. Pouvez-vous malgré cela exercer sereinement votre métier ?

Je crois que mon livre le prouve. J’ai accès, aussi bien du côté israélien que du côté palestinien, à un très grand nombre d’interlocuteurs. Aucune porte ne m’a été fermée. Vous avez pu voir que mes sources sont multiples. Mais il est vrai que l’intérêt que nous portons au conflit est en effet en décalage par rapport à une presse très consensuelle, et qui semble avoir d’autres préoccupations. Je ne vous donnerai qu’un exemple. Nous sommes moins d’un an après l’offensive israélienne contre Gaza. Et il va se tenir dans les prochains jours, à Eilat, une conférence nationale de la presse israélienne. Eh bien, l’association nationale de la presse qui organise cette manifestation ne dit pas un mot de Gaza dans son ordre du jour [^3]…

 

[^2]: L’attentat avait fait trente morts et 144 blessés.

[^3]: Pendant l’offensive, les journalistes, Israéliens compris, ont été soumis à une censure très stricte. L’accès à la bande de Gaza leur a été interdit. Les autorités israéliennes leur proposaient des interviews « clés en mains » à Sderot et à Ashkelon, les deux villes qui recevaient des roquettes lancées depuis Gaza.

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Copenhague, génération climat
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