Les mauvaises recettes

Denis Sieffert  • 3 décembre 2009 abonné·es

Avec Nicolas Sarkozy, la démocratie est réduite à sa plus simple expression. Il ne connaît qu’une seule élection, et une seule campagne. Peu importe qu’il s’agisse des européennes ou des régionales, c’est toujours peu ou prou la présidentielle. Peu importent les têtes de liste, c’est toujours Nicolas Sarkozy. Quant aux thématiques, elles sont immuables : un scabreux amalgame de « sécuritaire » et de « nationalisme identitaire ». L’ennui, c’est que la répétition du procédé conduit naturellement à la surenchère. La tambouille sarkozyenne dégage un fumet de plus en plus grossièrement épicé qui contraint l’arpète à forcer sur les condiments. Au point que le brouet finit par devenir infâme.

C’est ainsi que, le 24 novembre, à Bobigny, le chef de l’UMP a éprouvé le besoin d’ajouter une grosse pincée de « sécuritaire » à un discours déjà méchamment relevé. On pourrait résumer le tout d’une formule : « Vidéosurveillance pour tout le monde ! » Avec une donnée supplémentaire qui ne laisse pas d’inquiéter : la possibilité pour les préfets de se substituer aux collectivités locales pour imposer l’installation de caméras. Remarquez, les optimistes noteront qu’il n’a pas repris (pas encore ?) l’idée qu’il avait développée l’an dernier : le recrutement « de volontaires citoyens, c’est-à-dire des habitants […] qui s’impliquent dans la sécurité de leur propre quartier ». Ce qu’on appelle des « milices privées ». La référence qui nous était venue naturellement, à nous autres, nous renvoyait aux heures les plus sombres du siècle dernier. Elle pouvait aussi bien évoquer le Far West américain. La loi de Lynch. Mais peu importe le label.
C’était, quoi qu’il en soit, l’abandon de l’une des missions régaliennes de l’État à des personnes ou à des groupes privés dont on peut rapidement imaginer l’idéologie. L’affaire était à l’époque passée à peu près inaperçue. Comme la multiplication des caméras dans tout l’espace public et le pouvoir exorbitant des préfets ne semblent guère susciter l’indignation. Sommes-nous à ce point anesthésiés par l’omniprésence bavarde du président de la République ? Il est vrai qu’il ne se passe pas un jour, ni un journal télévisé sans qu’il exerce devant la France entière sa rhétorique de camelot. « Et que diraient les Français, David Pujadas, si je… » « Et que ne dirait-on pas, Claire Chazal, si je… » L’impression d’entendre éternellement la sentence de Monsieur Prudhomme a-t-elle finalement raison de notre vigilance ? Ce serait l’explication douce d’un certain engourdissement collectif.

L’affaire de la votation suisse risque, de surcroît, de relativiser notre dérive xénophobe. Quand je me regarde, je me désole ; quand je me compare, je me console. Ceux qui sécrètent en France le venin peuvent à vil prix se distancier du populisme helvétique. Les minarets ? « Une simple question d’urbanisme », a sobrement commenté Éric Besson. Car l’autre grand thème de campagne, c’est évidemment l’identité nationale. Et les deux font amalgame. Nous avons déjà dénoncé ici le danger qu’il y avait à verser dans le domaine politique un sujet qui devrait être réservé aux historiens et aux sociologues. Hortefeux n’est pas Braudel. L’étude des processus sociaux ne peut pas être l’affaire de la police. Les questions complexes de l’identité ne peuvent être confiées aux gens de pouvoir. Entre leurs mains, le sujet ne peut que s’avilir. C’est-à-dire conduire à la stigmatisation des différences, exalter une vision uniformisante de l’identité, justifier les expulsions et encourager des méthodes policières qui rappellent aux plus âgés d’entre nous le Paris de la guerre d’Algérie. À propos de la multiplication de ce qu’on appelle improprement les « bavures policières », on observera entre parenthèses que c’est le moment choisi par le gouvernement pour liquider la Commission nationale de déontologie de la sécurité. La CNDS recevait les plaintes et instruisait des dossiers à propos du comportement des policiers, des gendarmes et autres membres du personnel pénitentiaire. Elle devrait disparaître. Tout cela fait ambiance…

L’articulation entre les deux thématiques de campagne est évidente : le sécuritaire avive nos peurs ; et l’identitaire nous dit de qui il faut avoir peur. Pas de place dans ce discours, évidemment, pour la question sociale. Et pourtant, comme une pierre dans le jardin de l’Élysée, l’Observatoire national des zones urbaines sensibles (ZUS) a publié lundi son rapport annuel. Un rapport accablant pour la politique gouvernementale. On y apprend que le chômage atteint dans ces zones 41,7 %. Mais cet observatoire pose aussi, année après année, cette drôle de question aux habitants des ZUS : « Croyez-vous que la délinquance est le principal problème de votre quartier ? » Or, surprise, la part de ceux qui répondent « oui » s’érode lentement (ils sont encore 25 %). Dans l’ensemble de la population, les réponses affirmatives sont même très minoritaires (12 %). Le discours qui vise à détourner une angoisse sociale qui résulte directement de la politique gouvernementale, vers une peur identitaire, perdrait-il de sa crédibilité ? On peut l’espérer. Mais on peut craindre aussi que ce constat amène Nicolas Sarkozy à forcer sur les mauvaises recettes.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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