M’as-tu vu à la télé ?

Pierre Musso poursuit
son étude du « sarkoberlusconisme »
en se concentrant sur sa dimension « télé-politique ».

Olivier Doubre  • 17 décembre 2009 abonné·es
M’as-tu vu à la télé ?

Connaissez-vous le sarkoberlusconisme ? Malgré certaines différences, les deux hommes politiques actuellement au pouvoir en Italie et en France ont été si souvent comparés et rapprochés que différents journalistes, essayistes ou chercheurs en science politique ont forgé ce néologisme alliant leurs deux noms. Professeur de sciences de l’information et de la communication à l’université de Rennes-II, Pierre Musso observe, en bon spécialiste des médias transalpins, le phénomène Berlusconi depuis de nombreuses années et lui avait déjà, en 2003, consacré un petit ouvrage intitulé Berlusconi, le nouveau prince (éd. de L’Aube). Mais, à partir de la campagne présidentielle française de 2007 et l’élection de Nicolas Sarkozy au mois de mai, il a identifié de nombreuses analogies chez ce dernier, dans sa façon de conquérir, puis d’exercer le pouvoir, avec Silvio Berlusconi, qui l’ont amené à parler, dans un ouvrage paru l’an dernier [^2], de « phénomène sarkoberlusconien » .

Celui-ci combine ainsi, de part et d’autre des Alpes, «  américanisme, tradition catholique romaine, néomanagement et néotélévision commerciale, pour désétatiser l’État et pour déréguler le politique de l’intérieur » . Véritable « figure symbolique originale » de la contre-révolution libérale, ce « Centaure sarkoberlusconien » constitue, selon Pierre Musso, un « nouveau modèle politique néolibéral euroméditerranéen, de type bonapartiste » qui allie à la fois « l’autorité de l’État, la révérence à la catholicité et la référence à l’Entreprise » . Comme le chercheur l’avait bien noté alors, la télévision y joue un rôle central en tant que principale « technologie de mise en scène et en récits » de la politique sarkoberlusconienne – même si elle n’est pas la seule. Omniprésente en Italie depuis la fameuse « descente en politique » du Cavaliere à la fin de l’année 1993 pour contrer (avec succès) une victoire – annoncée alors pour certaine – de la gauche italienne, la télévision semble avoir acquis une place toujours plus importante dans le jeu politique français du fait de l’utilisation que sait en faire Nicolas Sarkozy. Et ce, non seulement durant la campagne présidentielle proprement dite, mais depuis que celui-ci s’est imposé dans l’opinion publique comme le futur candidat de droite à la présidence de la République, c’est-à-dire depuis qu’il pense à cette fonction « pas seulement en se rasant le matin… »

Dans la lignée de son premier essai, Pierre Musso a donc voulu poursuivre l’étude du sarkoberlusconisme en se concentrant sur sa dimension « télé-politique » , c’est-à-dire lorsqu’on peut l’observer « à l’écran » . Revenant dans son premier chapitre sur l’histoire de la télévision en France et en Italie, il fonde son analyse en reprenant à Umberto Eco le concept de « néotélévision » , qui identifia dès les années 1980 cette forme novatrice de télévision « au moment du triomphe du modèle berlusconien de télévision combinant la publicité et le divertissement, et valorisant la relation spectaculaire avec le téléspectateur » . À la différence de la « paléotélévision », chère au général de Gaulle, « la proximité, le sens commun et le quotidien font irruption pour banaliser le politique et le “faire descendre” de son estrade – celle où se tenait le Général d urant ses conférences de presse » . Dans la néotélévision, « le politique est hybridé, vampirisé même par la scénographie télévisuelle, avec son plateau central, son public dédoublé sur scène et ses animateurs omniprésents ». Elle peut ainsi construire un « imaginaire populaire » , une « communauté émotionnelle » , où le sarkoberlusconisme pourra énoncer sa politique et célébrer ses propres valeurs : « la confusion vie publique/vie privée, la compétition, la figure des stars du quotidien, des victimes et des justiciers, la psychologisation et l’individualisation des relations sociales » … Pierre Musso retrace ensuite les étapes et le mode d’apparition de Silvio Berlusconi en politique, mettant en scène dans un show en prime time sa « descente » dans l’arène, et se servant dans le même temps de l’implantation locale sur tout le territoire de la péninsule italienne de son entreprise télévisuelle pour fonder un parti, Forza Italia, qui est en fait un « télé-parti ».

Bien connue en Italie, l’opposition entre les trois chaînes nationales publiques de la RAI et les trois télévisions commerciales berlusconiennes de Mediaset, nom de l’empire télévisuel du Cavaliere, a ainsi fini par recouvrir un clivage politique. Celui-ci a de la même façon été activé en France par Nicolas Sarkozy avec sa récente réforme de l’audiovisuel public. Deux types de télévision sont bien différenciés : « l’une publique, pédagogico-culturelle, et l’autre privée, publicitaro-divertissante » . Aussi, pour l’auteur, « la relation du pouvoir politique à la néotélévision n’est pas de manipulation, mais d’interdépendance », battant en brèche les lectures désormais datées – et « trop simplistes » , selon lui – de l’influence, de l’aliénation, de « télécratie » (ou domination pure du média sur le politique) ou, à l’inverse, de «  télépopulisme ». Or, la « contamination » est si profonde du politique par le média télévisuel qu’en retour la télévision est également « marquée » par le politique : à l’instar d’un modèle de société néolibérale, la télévision « suscite des “camps”, pro- et anti-service public, ou pro- et anti-TF 1, ou Canale 5 ». On retrouve évidemment là les techniques du marketing, opposant des identités et des camps…

La télévision livre ainsi au politique les « moyens de sa théâtralisation pour ­conquérir et exercer le pouvoir », mais finit aussi par le « vampiriser au point de l’obliger à toujours la renforcer et à la valoriser ». Le « personnage sarkoberlusconien » peut en tout cas, grâce aux techniques de la néotélévision, « raconter des histoires, fabriquer des récits sur le mode du storytelling », célébrer la compétition et, surtout, sembler être « dans l’hyperactivité et l’ubiquité », à l’instar du « flot continu » et du « rythme » de la néotélévision.

Par sa lecture fine des mécanismes de ce média télévisuel si présent aujourd’hui, Pierre Musso parvient à dégager quelques-uns des grands traits de ce sarkoberlusconisme qui semble séduire et surprendre nombre de citoyens-téléspectateurs, peu habitués encore à décrypter les méthodes d’énonciation de sa politique. Mais, rappelle-t-il, cette « néopolitique sarkoberlusconienne » ne saurait être réduite à sa seule théâtralisation car elle s’appuie aussi sur des partis puissants et des alliances politiques. Pourtant, c’est sans aucun doute l’utilisation efficace de la mise en scène et en récits de sa politique qui lui a donné jusqu’ici son avantage pour parvenir et se maintenir au pouvoir. Une politique dont « l’épicentre » reste « le management et le culte de l’entreprise à des fins de marginalisation de l’État providence ou assistanciel, et au profit de sa reconfiguration en un État néolibéral ». Restons donc vigilants, surtout devant la télévision.

[^2]: Le Sarkoberlusconisme, éd. de l’Aube, 2008, 176 p., 16,50 euros.

Idées
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