Pascal Blanchard : « La manipulation de l’identité nationale »

Le débat sur « l’identité nationale » a des résonances historiques, nous rappelle Pascal Blanchard. Ainsi, le terme fut longtemps l’instrument des nationalistes et des antisémites. Et l’histoire de l’immigration est instrumentalisée par un débat biaisé d’avance.

Olivier Doubre  • 17 décembre 2009 abonné·es
Pascal Blanchard : « La manipulation de l’identité nationale »
Chercheur associé au laboratoire Communication et Politique (CNRS), il est notamment l’auteur de l’ouvrage les Guerres de mémoires. La France et son histoire (La Découverte 2008). En réponse au débat actuel, il codirige un ouvrage à paraître aux éditions La Découverte : Ruptures postcoloniales.

Politis : Dans le cadre du débat lancé par Éric Besson, Nicolas Sarkozy a publié dans le Monde une tribune intitulée « L’identité nationale, antidote au communautarisme ». Il définit celle-ci en référence à « l’héritage chrétien » de la France, mis sur le même pied que les « valeurs de la République ». Quelle réaction vous inspire cette référence ?

Pascal Blanchard : La dialectique présidentielle est connue et a été élaborée lors de la campagne de 2007. Il n’y a rien de neuf dans le mouvement actuel, si ce n’est la montée en puissance des paradigmes mémoriaux, posés en termes idéologiques dès l’élection présidentielle : fabrication de nouveaux héros nationaux au service d’une vision unique de la nation (à l’image de Guy Môquet), discours de Toulon et de Dakar, diatribes contre les « héritages de Mai 68 », lancement de la Maison de l’histoire de France (à la suite du rapport Lemoine), débat sur cette identité dite « nationale »…
On voit là une machine mémorielle assez subtile, qui vise à neutraliser les guerres de mémoire au profit d’une ligne dite « médiane », une sorte de paix historique dont le président serait porteur afin de pacifier la nation. En réalité, on assiste à la victoire du camp le plus conservateur en matière de regard sur l’histoire, et à un retour des thèses les plus classiques de la droite, certes recouvertes d’une modernité de façade, mais qui, en fin de compte, ne sont que l’expression d’un néoconservatisme à la française exprimé par des personnes comme Henri Guaino, Éric Besson, Max Gallo, Patrick Buisson ou Brice Hortefeux.
Toute la panoplie historique est concernée. On assiste même au retour de conflits politiques anciens : Mai 68, la guerre d’Algérie, Vichy (à travers le rapport résistants-­collaboration), la mémoire de la colonisation, la Grande guerre, l’esclavage, l’immigration. À chaque fois, il s’agit de tracer cette fameuse ligne médiane, d’inverser les concepts, de dénuder les mythes (Môquet n’est plus un héros communiste, et c’est aux enfants de porter la mémoire des morts en déportation) pour en créer de nouveaux. Le prochain sur la liste est Albert Camus : dans le contexte actuel, prononcer un discours de tolérance et de compréhension des cultures à l’occasion de son entrée au Panthéon représente un paradoxe absolu.
Le propos sur la France qui serait le fruit d’un double héritage – chrétien et républicain à travers la laïcité – est l’exemple le plus évident de cette dynamique, car c’est le Président, au centre, qui serait le point d’équilibre entre les deux entités. Dans la même perspective, le rejet de la « repentance » vise au statu quo en matière de passé colonial, afin de sauvegarder l’essentiel. À Toulon, en 2007, le futur Président donnait en quelques lignes le ton de ce que devait être la « France éternelle » : « Le rêve européen a besoin du rêve méditerranéen. Il s’est rétréci quand s’est brisé le rêve qui jeta jadis les chevaliers de toute l’Europe sur les routes de l’Orient [les Croisades], le rêve qui attira vers le sud tant d’empereurs du Saint Empire et tant de rois de France, le rêve qui fut le rêve de Bonaparte en Égypte, de Napoléon III en Algérie, de Lyautey au Maroc. Ce rêve qui ne fut pas tant un rêve de conquête qu’un rêve de civilisation. Cessons de noircir le passé. » Et de conclure : « Je veux leur dire : de quel droit les jugez-vous ? Je veux leur dire : de quel droit demandez-vous aux fils de se repentir des fautes de leurs pères, que souvent leurs pères n’ont commises que dans votre imagination ? » Avec de tels discours, on veut nous faire croire que ceux qui s’attachent à une autre lecture de ce passé, ces « repentants » à mettre au pilori, ne seraient pas dignes de participer à la réflexion sur nos mémoires. En outre, penser autrement, c’est favoriser les « communautarismes » (sur ce point, la droite trouve d’ailleurs de nombreux alliés à gauche et chez les intellectuels), et l’Islam serait au cœur des enjeux sur l’identité « nationale » puisque la chrétienté – et non la République – serait le creuset de nos « valeurs » communes. Choc des civilisations, choc des religions et choc des mémoires conduisent à l’évident échec en matière « d’intégration » d’une partie (bien spécifique) des populations issues de l’immigration. Ce constat trouve un écho immédiat dans l’opinion, dans l’électorat frontiste, la droite classique, mais aussi dans un spectre plus large depuis le match France-Algérie de 2001 et les sifflets contre la Marseillaise , les émeutes urbaines de 2005 et les conséquences symboliques des manifestations après le match ­Algérie-Égypte en 2009.

Dans le même texte, Nicolas Sarkozy affirme défendre la « laïcité », partie essentielle des valeurs qui fondent l’identité nationale de la France. Pourtant, d’un côté il met en avant « l’héritage chrétien », et de l’autre s’adresse aux « compatriotes musulmans » pour leur intimer de ne pas lancer de « défi » à cet héritage chrétien. N’y a-t-il pas là deux poids, deux mesures ?

Une fois encore, on assiste au double jeu dont nous parlions à l’instant. Le message est clair : nous sommes chrétiens, mais laïcs aussi avec notre héritage républicain, et l’Islam serait antinomique avec ces deux piliers de nos « valeurs ». En outre, la notion de « compatriotes musulmans » est étrange et rappelle une dialectique des années 1950, du temps des colonies ( « Français musulmans » ). Ce passage d’une origine étrangère à une origine religieuse est le signe, pour l’entourage du Président, que le malaise actuel de la France serait simple : déclin de nos valeurs = perte des fondements d’une identité nationale distincte de l’identité républicaine = échec de l’intégration pour une partie des populations issues de l’immigration = stigmate spécifique de cet échec sur les « musulmans ». CQFD, car ils ne sont pas chrétiens, refusent la laïcité, sont d’une autre culture et sont les héritiers de l’échec du passé colonial.
En fait, ce débat sur nos identités collectives est ancien. Il commence avec les débuts de la IIIe République et la loi sur la nationalité (en 1889), au moment du centenaire de la Révolution française. À ce moment, l’étranger est au plus bas de l’échelle sociale, et l’indigène est exclu de la citoyenneté, sauf pour quelques-uns, notamment les Algériens qui acceptent de renier leur religion. Ceux qui sont alors désignés comme hors des frontières de la nation sont les ­Italiens, les Juifs et les colonisés, ce qui trace une ligne de fracture forte entre les « vrais » citoyens et les autres. Le mot « identité » devient une des armes majeures des nationalistes et des antisémites, de Barrès à Déroulède, de Drumont à Maurras, traçant là encore une ligne de fracture avec les Républicains. Le seul domaine où les pensées se rejoignent, c’est sur la croyance dans la hiérarchie des « races » (à l’exception de quelques-uns, comme Clemenceau) et sur la légitimité de l’entreprise coloniale.
Nous sommes, en fin de compte, dans un nouveau round d’un conflit très ancien, dont on peut dire que le processus a commencé en 2005 avec la loi de février sur la « colonisation positive » et qu’il se ­terminera en 2012 avec la Maison de l’histoire de France.

Une bonne partie de l’argumentation sur « l’identité nationale » s’appuie sur la différenciation entre « celui qui arrive » et « celui qui était là avant lui ». L’identité ne se définit-elle que par le passé et un ordre de présence ? Vos travaux d’historien n’ont-ils pas montré justement que « l’arrivée » des musulmans est ancienne ?

J’ai travaillé durant une décennie (depuis 1999) avec près de cent cinquante chercheurs et des centaines de fonds d’archives pour éditer huit ouvrages avec plusieurs milliers de documents reproduits dans un ­coffret événement sous le titre Un ­siècle d’immigration des suds en France. Ce travail montre, comme son titre l’indique, que ces présences sont anciennes, qu’elles ont largement contribué à l’histoire économique, militaire, sociale et culturelle de notre pays. Dans cette perspective, la présence des Maghrébins, des Orientaux et de populations d’Afrique occidentale est ancienne. Mais cette histoire est mal connue, ou on refuse tout simplement de reconnaître ces relations anciennes. De fait, la majorité des Français ignorent les grandes lignes de l’histoire de l’immigration et, dans le même temps, on veut que les Français puissent parler de l’apport de l’immigration à « l’identité nationale ». C’est ironique. Comment parler de ce que l’on ignore ? Même le président de la République se trompe dans la chronologie, c’est dire le travail que les historiens ont encore à faire. Face à un tel constat, c’est l’objet de notre coffret [^2] que de proposer aux bibliothèques et aux musées de France un autre regard sur cette histoire et surtout une autre chronologie.
En outre, il faut aussi faire preuve de pédagogie et, dans cette perspective, nous avons mis en place une exposition par régions qui présente chaque histoire de l’immigration régionale et permet de fixer aussi une légitimité des récits sur le territoire. J’invite le président de la République et le ministre de l’immigration à lire les deux mille pages de ce travail et à découvrir les 4 500 images qui illustrent cette histoire dans le siècle.

En tant qu’historien ayant travaillé sur les rapports entre mémoire, histoire et identité, quelle appréciation portez-vous plus généralement sur le débat lancé par le gouvernement sur « l’identité nationale » ?

Ma réponse est simple : ce concept est déjà une manipulation dans la mesure où, présenté au singulier et usant de l’adjectif « nationale », il décentre le débat : je crois beaucoup plus à l’identité de la France, fruit de son histoire, aux identités diverses de notre société ou à l’identité républicaine. Je pense donc que ce terme ferme tout débat plus qu’il n’en ouvre un, et qu’en réalité la réponse est dans le mot proposé par le ministre. Le but réel est d’imposer le concept dans la pensée politique moderne comme un axe central de la France d’aujourd’hui, qui ferait table rase des autres paradigmes. Sur ce point, la gauche et les intellectuels, ne sachant pas proposer un autre débat pertinent, ont perdu la guerre des idées face à la machine gouvernementale. Le non-débat est une posture juste, mais peu efficace dans l’opinion. Aujourd’hui, il faut regarder les références bibliographiques du site ouvert par Éric Besson. Les ouvrages contemporains sont triés sur le volet, et une vingtaine d’auteurs sont mis en exergue, avec quelques retouches depuis la première semaine de mise en ligne. Aux côtés des classiques (Nicolet, Agulhon, Bloch, Schnapper, Braudel, Weber…), on trouve des ouvrages souvent anachroniques (Senghor, mais pas Césaire ; Mitterrand, mais pas Mendès France ; Simone Weil, mais pas Patrick Weil, le spécialiste de l’immigration ; Léon Blum et Théodore Zeldin pour faire bonne figure ; Pierre-Jakez Hélias et Jacques Julliard pour que le tour d’horizon soit complet). On peut surtout distinguer les piliers sur lesquels doit reposer le débat, et les « bonnes lectures » proposées par Besson aux internautes : Ferry (Luc, pas Jules), Max Gallo ( Fiers d’être français ), Daniel Lefeuvre (héraut de l’« anti-repentance »), Gaston Kelman (le nouveau conseiller de Besson), De Gaulle et Malraux (deux mentions pour ce dernier !). Vous avez en quelques lignes les références d’une pensée unique, comme si le travail fait depuis vingt ans par les sociologues, les historiens et les politologues n’avait pas compté.
De toute évidence, le « débat » (dont on mesure aussi les dérapages et les risques électoraux indirects avec un retour du Front national lors des régionales) ne cesse de tourner depuis un mois autour du thème de l’immigration (en particulier postcoloniale, et surtout concernant les populations venant de pays de culture arabo-musulmane) et de ses conséquences sur l’« identité nationale ». Même si de nombreuses personnalités de l’UMP et d’anciens Premiers ministres commencent à sentir le « vent mauvais » et s’écartent de la démarche, l’amalgame domine. Nous sommes dans une machine qui s’emballe et veut bâtir une nouvelle forteresse « nationale », qui redessine une nouvelle frontière de la République.

[^2]: Un siècle d’immigration des suds en France (huit ouvrages), 2009.

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