Retour de mémoire

Tourné en 1969, Lettre
à la prison, de Marc Scialom, sort enfin des cartons. Très belle photo et leçon de liberté formelle.

Ingrid Merckx  • 3 décembre 2009 abonné·es

Une femme penchée se redresse jusqu’à ce que ses cheveux découvrent son visage. Elle inquiète. Des gens sourient sur le pont d’un bateau. Ce pourraient être des images de vacances. Datées, façon super 8. Le grain est joli. Puis vient le port de Marseille. Et ses rues. Enfin, la voix, masculine, avec un accent. Un homme lit une lettre à son frère. Août 1970. Tahar a quitté la Tunisie pour la France, où Ahmed est emprisonné. Il est accusé d’avoir tué une Française. Tahar y croit, n’y croit pas. Son frère aurait-il pu tant changer à Paris ? La femme penchée se redresse encore. Un homme court dans un désert. Des hommes l’entourent. Sirènes et ronflements. Tahar se rend à un repas. Se souvient de quand Ahmed et lui étaient petits. Des gosses se lancent une tête de cheval mort. Bruit de respiration qui s’accélère. Tahar parle d’un fou avec bâton. Et d’un homme frappant une femme avec une pioche. La femme est blanche mais l’homme aussi. Scènes de rues encore. Voitures et klaxons.

Ce pourrait être du cinéma muet tant est manifeste la désynchronisation avec les plages sonores : voix, ambiances et musiques ont été pensées non pour coller à l’image mais pour aller avec, non pour l’illustrer mais pour tirer effet de leur alliance. Il y a des séquences quasi documentaires – un Tunisien débarquant en France – et d’autres virant au cauchemar ou au film d’horreur. Beaucoup de noir et blanc, quelques brefs instants de couleurs. Une très belle photo. Du raï et de la musique contemporaine, surtout des cordes qui caressent ou crient. C’est dans cet espace, entre l’image et le son, que cette fiction s’élabore, évoquant la perte de repères, le moment où l’on devient un autre, la peur qui tourne à l’obsession, et le racisme : « J’ai beau être innocenté, ils ont dit : “Avec vous, on ne sait jamais…” »

Lettre à la prison, de Marc Scialom, cinéaste autodidacte, a été tourné en Tunisie et en France en 1969, mais n’a pas vu le jour alors : « Pas assez politique », avait décrété le cinéma militant de l’époque, Chris Marker en tête. Jean Rouch l’avait pourtant projeté en évoquant un des rares films surréalistes du cinéma français. C’est en effet au réalisateur de la Pyramide humaine que renvoie sa partie réaliste, et sa partie onirique au Bunuel du Chien andalou . Quand la voix engloutit dans un bain intérieur façon À vau-l’eau de Huysmans. Leçon de liberté formelle, Lettre à la prison sort en copie restaurée. À la fin du film, cette mention : « Les collectivités [régions Provence-Alpes-Côte-d’Azur et Bouches-du-Rhône] ont souhaité par là que le film soit reconnu comme appartenant au patrimoine public après l’ostracisme dont il a été l’objet en 1969-1970. »

Culture
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