Les impasses de la gauche pisse-vinaigre

Christophe Ramaux  • 14 janvier 2010
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Le néolibéralisme a-t-il tout emporté ? C’est ce que soutiennent, parmi d’autres, Pierre Dardot et Christian Laval dans la Nouvelle Raison du monde  [^2]. Ce livre invite, à juste titre, à saisir la spécificité du néolibéralisme par rapport au vieux libéralisme. Il a une approche « constructiviste » de la concurrence, qui passe par une certaine forme d’intervention publique. L’État n’est pas réductible à l’État social, ce n’est pas nouveau. Mais le néolibéralisme donne à cette vérité une nouvelle force. Son projet est global : en sus des privatisations, il entend soumettre au principe de la concurrence l’ensemble de la société, de l’État (réorganisé sur un mode managérial) à l’individu (conçu comme « entrepreneur » de soi).

A-t-il entièrement réalisé son projet ? Les auteurs sous-estiment la portée de la crise ouverte en 2007. Plus problématique encore est leur propos sur l’État social. Empruntant un langage parfaitement dans l’air du temps, ils soutiennent que la « pire des attitudes » « consisterait à préconiser un retour au compromis social-démocrate, keynésien […], dans un cadre national ou européen, sans réaliser que la mondialisation du capital a détruit jusqu’aux bases d’un tel compromis ».
Quant à la démocratie, qualifiée de « démocratie libérale » , sa défense serait vaine. Un leurre, même, qui revient à « redonner souffle à des systèmes vieillissants » . Que faire ? Les auteurs invitent à porter les valeurs de coopération, de « raison du commun ». Mais comment les ancrer dans le réel après avoir jeté par-dessus bord l’État social et la démocratie ? On doit se contenter d’une vague formule : l’éloge de la « subjectivation par les contre-conduites ».

On retrouve cette thèse dans l’ouvrage de Luc Boltanski De la critique  [^3]. L’auteur assimile la démocratie au capitalisme, via le concept, jamais étayé, de « société capitaliste-démocratique ». L’État social est l’autre grand absent. La mondialisation n’est-elle pas un moyen de se soustraire aux règles sociales ou environnementales ? Il n’empêche : il faut se féliciter que « la première victime de ce réaménagement » ne soit « autre que l’État-nation ».
L’État est « mis en cause au sein de ces ensembles flous […] que l’on peut appeler des collectifs affinitaires ».

L’auteur admet qu’on puisse « objecter qu’un tel désintérêt pour l’État » « risque d’avoir pour premier effet de libérer le capitalisme des maigres contraintes » . Mais il persévère. Tout d’abord, car « le capitalisme a toujours partie liée avec l’État ». L’État social ne montre-t-il pas que l’État peut aussi avoir une dimension anticapitaliste ? La question serait dépassée puisque, avec le néolibéralisme, l’État a subi une « transformation, sur le modèle de l’entreprise » . Et puis : « La perte de confiance dans l’État aurait au moins pour vertu de mettre le capitalisme à nu » , de sorte qu’«  on pourrait peut-être alors rendre au mot de communisme […] une orientation émancipatrice » . La lecture de Luc Boltanski a ce mérite qu’elle confirme que la démocratie et l’État social restent des trous noirs pour la pensée communiste.

La propension à noircir la situation, comme si les dégâts sociaux et écologiques n’étaient pas suffisants, comme si cette posture ne désarmait pas, comme si elle ne témoignait pas surtout d’un désarroi, avec un tableau toujours plus noir comme succédané d’une pensée cohérente de l’alternative, cette propension a indéniablement ses adeptes à gauche. Alors même que l’État social et le suffrage universel ne s’étaient pas vraiment déployés de son vivant, Marx invitait à prendre appui sur les éléments concrets de socialisation pour remettre en cause le capitalisme. Pour la contre-offensive qu’appelle la crise du capitalisme néolibéral, et loin des lamentations de la gauche funèbre, c’est ce sillon qu’il importe de creuser. Emplois publics (30 % des salariés en France en dépit des privatisations), protection sociale (passée de 16 % à 21 % du PIB entre 1980 et 2005 dans les pays de l’OCDE), droit du travail (jamais le monde n’a eu autant de salariés), politiques macroéconomiques de soutien à l’activité (seul moyen de combattre le fléau néolibéral du chômage), démocratie (un homme, une voix) à opposer au pouvoir du capital (une action, une voix), etc. : les leviers ne manquent pas.

[^2]: La Découverte, 497 p., 26 euros.

[^3]: Gallimard, 294 p., 19,90 euros.

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Temps de lecture : 4 minutes
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