La Gauche, les Noirs et les Arabes

Laurent Lévy, ancien avocat, est le père des deux jeunes filles voilées exclues de leur lycée en 2003, dont la médiatisation a nourri le débat autour de la loi contre le foulard islamique à l’école. Il observe combien la gauche est divisée sur les questions liées à l’immigration et à l’islam.

Olivier Doubre  • 11 février 2010 abonné·es
La Gauche, les Noirs et les Arabes
© Photo : Robine/AFP

Le principe de l’école publique, laïque et obligatoire pour tous les enfants vivant en France a toujours été vigoureusement défendu par toutes les tendances de la gauche. Pourtant, durant les débats à l’Assemblée qui allaient se conclure par l’adoption, le 15 mars 2004, de la loi interdisant « les signes religieux ostensibles dans les écoles publiques », Élisabeth Guigou, ancienne garde des Sceaux du gouvernement Jospin et députée de Seine-Saint-Denis, expliquait tranquillement, avec l’approbation d’une bonne partie des bancs de la gauche de l’hémicycle, que les jeunes filles voilées n’avaient qu’à se contenter des écoles privées. Cette surprenante proposition de la part d’une élue socialiste est un bel ­exemple de la façon dont une partie importante de la gauche s’est retrouvée, face à la question du « voile », au mieux ­désorientée, au pire prête à renier des valeurs qui relèvent historiquement de son « patrimoine idéologique et politique ».

Dans un essai minutieux, au style posé, loin du pamphlet, Laurent Lévy, déjà auteur du Spectre du communautarisme [^2], se propose d’expliciter et de mettre clairement au jour les ressorts de ce processus. Souvent nié mais pourtant toujours plus marqué, c’est aujourd’hui un véritable clivage qui traverse « la gauche » dans pratiquement tous ses courants de pensée et organisations, depuis le débat initié en 2003 sur ce que le bon sens populaire a retenu comme une loi « contre le voile islamique à l’école » jusqu’à l’actuelle campagne contre la « burqa », en passant par l’Appel des Indigènes de la République et les émeutes de novembre 2005 dans les banlieues. Il faut rappeler que l’auteur, homme de gauche et ancien avocat qui a défendu, entre autres, le Mrap, était particulièrement bien placé pour observer cette « fracture » croissante, puisque la véritable tempête médiatique à propos du « foulard à l’école » s’était justement levée à la suite de l’exclusion, fin 2003, de ses propres filles, Alma et Lila, de leur lycée à Aubervilliers. Dans un bref avant-propos, il raconte comment certains professeurs, par ailleurs militants socialistes ou communistes, voire dirigeants nationaux de la LCR puis du NPA (Pierre-François Grond) ou de Lutte ouvrière (Georges Vartaniantz), ont mené campagne pour engager une procédure d’exclusion à l’encontre de ses deux filles, qui s’étaient mises à porter le foulard « au terme d’une longue démarche personnelle [les] engageant dans la religion de [leur] famille maternelle » . On connaît la suite. Émissions de télévision, tribunes d’intellectuels dans la presse, pétitions et contre-pétitions, mise en place par le gouvernement de la Commission Stasi pour « étudier » la question ont précédé l’adoption par la majorité de droite – et une bonne partie de la gauche – de la loi de 2004. À partir de ce « microcosme politique significatif » que constituait le lycée Henri-Wallon, du fait de la multiplicité des engagements politiques à gauche de nombre de ses professeurs, l’auteur a rapidement découvert ce qui fut au départ pour lui une véritable « surprise politique » : l’importance des divisions sur cette question au sein de « la gauche ».

Laurent Lévy reprend d’abord brièvement l’enchaînement des faits et des prises de position toujours plus enflammées, en particulier du côté de ceux qu’il nomme les « prohibitionnistes ». Il expose ensuite les « termes du débat » en soulignant que celui-ci a entraîné une profonde « recomposition » à la fois du camp laïque et du ­mouvement féministe, lacérés tous deux du fait de l’ « instrumentalisation » de leurs combats respectifs à cette occasion. La laïcité, souligne-t-il, « s’est transformée, en cette circonstance, en un étendard vide de sens » , du fait de son utilisation manipulatrice dans l’argumentaire prohibitionniste, qui va tout simplement en changer la définition, puisqu’elle ne concerne normalement que le service public et non « le comportement des bénéficiaires du service public » . Quant au féminisme, l’auteur relève que, « pour la première fois dans [son] histoire, pour lutter contre ce que l’on estime être une forme d’aliénation et d’oppression des femmes, c’est aux femmes que l’on considère opprimées que l’on décide de s’en prendre ».

Mais le livre ne se limite pas à un énième retour sur le débat autour du « foulard » à l’école. Le grand apport de Laurent Lévy, qui vient à propos alors que l’on « débat » aujourd’hui sur la « burqa », est de montrer avec brio comment ces arguments sans cesse martelés, telles la laïcité ou l’égalité hommes-femmes (par ailleurs bien malmenée à l’Assemblée nationale ou en matière de salaires), ne servent que de « feuille de vigne au véritable fondement du prohibitionnisme, le rejet, rarement assumé, de l’islam » et, au-delà, de l’immigration postcoloniale.

L’auteur reprend alors les nombreuses déclarations de moins en moins prudentes sur l’islam des tenants du « camp prohibitionniste », notamment au moment des émeutes de novembre 2005 dans les banlieues, ou encore les réactions ulcérées vis-à-vis de l’Appel des « Indigènes de la République », insupportable rappel pour eux des discriminations à l’encontre de l’immigration postcoloniale. Et Laurent Lévy de rappeler, à la suite de Thomas Deltombe [^3], combien « l’image courante de l’islam en France » a été construite par une « imagerie médiatique forte de sensationnalisme orientaliste » et bourrée de clichés, qui a forgé force représentations communes, souvent loin de toute réalité. Aussi, la « guerre des civilisations » , jadis rejetée par la plupart des organisations de gauche d’un revers de main, finit-elle par lacérer « la gauche » dans son ensemble, dont la partie « nationale-républicaine » aujourd’hui agite la menace d’un islam conquérant, défendu par de dangereux « islamo-gauchistes ».
Laurent Lévy vient aujourd’hui tirer la sonnette d’alarme en dessinant la cartographie précise de cette fracture au sein de la gauche française. Une fracture sans doute difficile à résorber.

[^2]: Éd. Amsterdam, 2005.

[^3]: Cf. l’Islam imaginaire, La Découverte, 2004.

Idées
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