Pérou : les oubliés de la dictature

Alors que s’ouvre la [Semaine anticoloniale](9602), un livre revient sur les massacres dont furent victimes les populations indiennes du Pérou durant les années 1980 à 2000. Et sur le silence qui domine encore.

Clémentine Cirillo-Allahsa  • 18 février 2010 abonné·es
Pérou : les oubliés de la dictature
© Photo : Vera Lentz

Comme ses voisins sud-­américains soumis à la dictature militaire, le Pérou a connu deux décennies de terreur, de 1980 à 2000, sous des gouvernements « démocratiquement » élus. Les Indiens ont payé le plus lourd tribut : ils représentent plus de 75 % des victimes, et un million d’entre eux ont été déplacés dans des bidonvilles, dans l’indifférence de la population péruvienne. Un conflit colonial non soldé, dont on découvre encore aujourd’hui les horreurs : fours crématoires, fosses communes, viols, tortures, mutilations. En tout, 70 000 victimes pour lesquelles la communauté internationale ne s’est jamais émue.

Pendant ces vingt années, les Indiens sont les otages du conflit qui déchire alors le pays. D’un côté, la guérilla du Sentier lumineux, dissidence du parti communiste péruvien, qui n’a rien de commun avec les Indiens et instrumentalise la question indigène. De l’autre, le terrorisme d’État, qui stigmatise des populations entières à l’intérieur des « zones rouges » de l’Ayacucho. Ces localités rurales du contrefort des Andes, à majorité indigène, ont connu des massacres aux allures de nettoyage ethnique, sur fond de lutte antiterroriste. Sur les 55 000 membres de la communauté Ashaninka, 6 000 ont ainsi été portés disparus. Pour les seules années 1983-1984, près de 20 000 assassinats au Pérou, pour moitié attribués à la guérilla, ont été perpétrés « pour l’exemple ». Daniel Dupuis, journaliste indépendant auteur d’un ouvrage sur cette période noire [^2]), résume : « Les Indiens ont été pris entre deux feux. »

La grande majorité des 13 000 disparus dans ce conflit est imputable à l’État péruvien. Au cours des années 1980, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme anti-impérialiste, le Pérou décide d’appliquer les tactiques de guerre de « basse intensité » prescrites en Amérique du Sud par Washington et encore en vigueur aujourd’hui. « Plus de 900 officiers péruviens seront formés aux États-Unis entre 1980 et 1996 avec les conséquences que l’on sait » , rappelle Daniel Dupuis. D’après la définition donnée par l’ONU lors de la Convention internationale contre les « disparitions forcées » en 2006, il s’agit d’ « arrestations, détentions, enlèvements ou toute autre forme de privation de liberté par des agents de l’État ou des personnes qui agissent avec l’autorisation, l’appui ou l’acquiescement de l’État » . Certains pays, dont le Pérou, ne l’ont toujours pas ratifiée.

Les associations peinent donc à faire reconnaître les droits des 70 000 victimes évoquées par le rapport de la Commission réconciliation et vérité (CVR). Créée en 2001 à l’initiative du gouvernement provisoire, elle a été systématiquement ignorée par la suite. Les recommandations de ce tribunal civil chargé de recueillir les témoignages de victimes n’ont aucune valeur contraignante. Et l’impact sur la population, même très politisée, est resté faible. Malgré tout, « les audiences publiques ont permis de libérer la parole des victimes sur des événements tabous dans les communautés, constate Daniel Dupuis. Mais, surtout, la CVR était nécessaire pour déterminer les responsabilités politiques. » La commission a conduit à l’inculpation d’une quinzaine de militaires impliqués dans des violations des droits de l’homme. Leur condamnation, comme celle de l’ancien président Alberto Fujimori, en 2009, a soulevé des espoirs qui se heurtent à la mauvaise volonté du gouvernement et à la corruption de la justice. Le Conseil des réparations, chargé d’établir un registre unique des victimes du conflit, a vu en 2009 son budget gelé par le gouvernement du président actuel, Alan Garcia. Plus de 30 000 dossiers sont ainsi en attente, bloquant toute demande de réparation individuelle. « Des réparations pourtant versées aux familles des militaires. Dans certaines communautés, on a construit des routes ou des écoles ! », s’exaspère Daniel Dupuis. Un bel exemple de droit colonial, selon l’universitaire Olivier Le Cour Grandmaison, qui constate « la disparition des concepts d’individu et d’homme au profit d’une sorte de masse indistincte composée de colonisés désindividualisés et […] interchangeables ».

L’Association nationale des parents de séquestrés, détenus et disparus du Pérou (Anfasep) s’est créée pour fouiller les fosses communes à la recherche des disparus. Depuis 1983, elle lutte pour obtenir une reconnaissance des victimes. Mères et épouses vieillissantes – 85 % des disparus sont des hommes – s’éteignent doucement, sans victoire. « Rien à voir avec les Mères de la place de Mai en Argentine, précise Daniel Dupuis. Ce sont des paysannes indiennes en majorité analphabètes. Leur mouvement ne bénéficie d’aucun relais syndical ni de réel poids politique. » Une quête de justice pas vraiment du goût des autorités, qui n’ont aucun intérêt à ce que soient reconnus les crimes perpétrés contre la population indienne. « Cette reconnaissance risquerait de conduire à l’émergence d’une conscience politique indienne qui, à l’image de ce qui s’est passé ces dernières années en Bolivie et en Équateur, pourrait changer les rapports de force politiques dans le pays. »

[^2]: Donde Están ?, Terreur et disparitions au Pérou (1980-2000), Daniel Dupuis, éditions Le passager clandestin, 384 p., 20 euros.

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