Technofascisme : le rêve libertarien ultime de la Silicon Valley

À San Francisco, une start-up demande à Donald Trump d’autoriser la création d’une ville privée, affranchie des taxes et des réglementations fédérales. Un projet qui n’a rien d’isolé : du Honduras au Texas, les milliardaires rêvent de bâtir leurs propres enclaves libertariennes, loin des contraintes démocratiques.

Thomas Lefèvre  • 19 juin 2025 abonné·es
Technofascisme : le rêve libertarien ultime de la Silicon Valley
© Montage : Thomas Lefèvre

Pas de taxes, aucune réglementation et la privatisation de tous les services assurés par l’État dans une ville technofuturiste. Ce n’est pas seulement le synopsis d’un bon nombre de dystopies, c’est aussi le rêve de certains milliardaires de la Silicon Valley. Ce dimanche 15 juin, une nouvelle entreprise californienne a exhorté Donald Trump de signer un décret présidentiel, pour permettre la construction d’une ville privée au sein même de San Francisco, sur une ancienne base militaire.

Frontier Valley est une startup américaine, créée spécialement pour l’occasion, qui projette de contrôler ce bout de territoire afin de créer « une nouvelle zone de régulation spéciale pour accélérer les technologies de pointe ». En attendant une décision officielle, il est d’ores et déjà possible de réserver sa place au sein de l’enclave dérégulée, en tant qu’entrepreneur, promoteur immobilier, ou simple résident.

Sur le même sujet : Zuckerberg, Musk : la tech à droite toute !

Ce projet extravagant pourrait séduire l’actuel locataire de la Maison Blanche, qui a promis la création de « Freedom Cities » (villes de la liberté en français) dans sa dernière campagne présidentielle. Des cités bâties sur des terres publiques, vendues à des groupes privés, où les entrepreneurs pourraient gérer leurs entreprises sans se soucier des réglementations environnementales, ou de toute autre forme de contre-pouvoir. Le rêve libertarien ultime.

S’extraire de la démocratie

Selon le média américain Tech Policy Press, « il ne s’agit pas simplement de villes privées, et encore moins de zones de “liberté”. Il vaudrait mieux les décrire comme des villes fascistes – des terrains de jeu autocratiques où les ultra-riches et les grandes entreprises font toutes les règles ». Le concept derrière cette idée a été formalisé en 2022, par Balaji Srinivasan dans le livre The Network State: How to Start a New Country (non traduit en français). L’idée derrière ce concept d’État-réseau, c’est qu’une société gouvernée par une entreprise serait plus efficace qu’un État traditionnel.

L’idée derrière ce concept d’État-réseau, c’est qu’une société gouvernée par une entreprise serait plus efficace qu’un État traditionnel.

Faire sécession avec le reste de la population est une véritable obsession pour ces ultra-riches. Des milliardaires de la tech comme Elon Musk ou Peter Thiel sont ouvertement attirés par ces concepts postdémocratiques. Depuis 2024, le patron de Tesla a d’ailleurs sa propre ville au Texas, Starbase City, qui était à l’origine la base de lancement des fusées SpaceX. Concrètement, « elle va pouvoir obtenir plus de droits comme par exemple adopter des arrêtés municipaux, obtenir une plus grande capacité de construction, pouvoir s’accaparer des terres, et bénéficier d’un moindre contrôle tout en pouvant solliciter des subventions fédérales et étatiques », peut-on lire dans un article de France Culture.

Depuis plus d’une décennie, plusieurs projets de villes privées ont émergé aux marges du monde. L’un des plus aboutis est Próspera, une enclave située sur l’île de Roatán au Honduras. Créée après une réforme constitutionnelle permettant l’établissement de zones d’emploi et de développement économique (Zede), Próspera est gouvernée comme une entreprise, dotée de son propre code juridique. « Le code du commerce, le code civil, la loi de protection de l’environnement, rien n’est applicable dans les Zede », explique Jorge Colindres, secrétaire technique de la cité, dans un reportage du Monde.

Les projets s’accumulent

Le territoire est vidé de toute souveraineté démocratique pour devenir une utopie de startupers, transhumanistes et autres libertariens. « La Zede se réserve le droit de ne pas accepter les grands criminels, les communistes et les islamistes », revendique Titus Gebel en 2019, qui a investi à Próspera. Plusieurs entreprises s’y sont installées, dans l’espoir de fructifier leurs affaires. Le tout au sein d’un pays où 74 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, selon Oxfam.

Aux quatre coins du monde, les projets s’enchaînent. À Solano County, en Californie, un groupe de milliardaires mené par Jan Sramek tente depuis 2018 de racheter discrètement des milliers d’hectares de terres agricoles pour y ériger une ville « idéale ». D’après une information révélée par l’agence de presse Reuters en avril 2025, d’autres ultra-riches seraient en pourparlers avec l’administration Trump pour ériger une « ville de la liberté » au Groenland. Un projet soutenu par le PDG d’OpenAI, Sam Altman, et le cofondateur de PayPal, Peter Thiel, proche de Donald Trump.

Sur le même sujet : Gaza, la Côte d’Azur et Gilles Bouleau

En février 2025, le président étasunien lui-même avait émis la possibilité pour les États-Unis de s’emparer de la bande de Gaza, en déportant l’ensemble de la population palestinienne, avant de publier une vidéo générée par IA, où l’on voit une statue en or à son effigie au milieu d’un hôtel de luxe dans l’enclave palestinienne. Lors d’un voyage au Moyen-Orient en mai 2025, il a de nouveau proposé de faire de Gaza une « zone de liberté » pour en faire un haut-lieu de tourisme et un « hub d’entreprises ».

L’arnaque libertarienne

Le paradoxe est frappant : ces projets, prétendument affranchis de toute tutelle étatique, dépendent en réalité étroitement de la puissance publique. Qu’il s’agisse de l’octroi de terres, d’exemptions fiscales, ou de subventions à l’innovation, les libertariens de la Silicon Valley ne rêvent pas d’un monde sans État, mais d’un État à leur service. Un État qui leur céderait des territoires entiers et leur laisserait le soin de gouverner comme bon leur semble. C’est en cela que le chercheur américain Fred Turner parle aujourd’hui de « technofascisme » : la fusion du pouvoir économique du monde de la tech et du pouvoir politique.

Nous assistons à un schéma bien connu : la montée en puissance d’un président autoritaire aidé par des grands patrons industriels.

F. Turner

« Nous assistons à un schéma bien connu : la montée en puissance d’un président autoritaire aidé par des grands patrons industriels », observe Fred Turner, dans un entretien à La Tribune. « Dans les années 1930, Hitler s’est maintenu grâce à l’industrie de la défense, prévient-il. Aujourd’hui, des figures comme Trump s’appuient sur l’industrie du numérique, qui permet la surveillance de masse et la maîtrise des outils de communication. »

Sur le même sujet : Sainteté, business et extrême droite : la galaxie cachée de Pierre- Édouard Stérin

En Europe, et a fortiori en France, l’idéologie libertarienne a moins d’écho politique. Néanmoins, les parallèles entre des milliardaires comme Vincent Bolloré ou Pierre-Edouard Stérin – qui a fait fortune avec l’entreprise SmartBox –, et les pontes de la Silicon Valley, sont de plus en plus explicites. Stérin finance de nombreux projets ultra-libéraux, dont le dernier en date est le « Sommet des Libertés ». Cet événement, qui réunit tout le gratin de l’extrême droite française ce 24 juin à Paris, indique sur son site web : « Depuis trop longtemps, l’État s’étend sans que les Français ne comprennent où passe leur argent. ». Le technofascisme est à nos portes.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Monde
Publié dans le dossier
Le fascisme sauce Trump
Temps de lecture : 6 minutes

Pour aller plus loin…

Droit international : quand règne la loi du plus fort
Monde 9 juillet 2025 abonné·es

Droit international : quand règne la loi du plus fort

Les principes du droit international restent inscrits dans les traités et les discours. Mais partout dans le monde, ils s’amenuisent face aux logiques de puissance, d’occupation et d’abandon.
Par Maxime Sirvins
Le droit international, outil de progrès ou de domination : des règles à double face
Histoire 9 juillet 2025 abonné·es

Le droit international, outil de progrès ou de domination : des règles à double face

Depuis les traités de Westphalie, le droit international s’est construit comme un champ en apparence neutre et universel. Pourtant, son histoire est marquée par des dynamiques de pouvoir, d’exclusion et d’instrumentalisation politique. Derrière le vernis juridique, le droit international a trop souvent servi les intérêts des puissants.
Par Pierre Jacquemain
La déroute du droit international
Histoire 9 juillet 2025 abonné·es

La déroute du droit international

L’ensemble des normes et des règles qui régissent les relations entre les pays constitue un important référent pour les peuples. Mais cela n’a jamais été la garantie d’une justice irréprochable, ni autre chose qu’un rapport de force, à l’image du virage tyrannique des États-Unis.
Par Denis Sieffert
Yassin al-Haj Saleh : « Le régime syrien est tombé, mais notre révolution n’a pas triomphé »
Entretien 2 juillet 2025 abonné·es

Yassin al-Haj Saleh : « Le régime syrien est tombé, mais notre révolution n’a pas triomphé »

L’intellectuel syrien est une figure de l’opposition au régime des Assad. Il a passé seize ans en prison sous Hafez Al-Assad et a pris part à la révolution en 2011. Il dresse un portrait sans concession des nouveaux hommes forts du gouvernement syrien et esquisse des pistes pour la Syrie de demain.
Par Hugo Lautissier