« Romance nerveuse », de Camille Laurens : La carpe et le lapin

Avec « Romance nerveuse », Camille Laurens fait d’une histoire d’amour improbable
un roman impressionnant.

Christophe Kantcheff  • 4 février 2010
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Écartons d’abord ce qui pourrait parasiter la lecture de Romance nerveuse. Ce roman est le premier texte inédit que Camille Laurens publie depuis la violente controverse qui l’a opposée à Marie Darrieussecq en 2007, la première accusant la seconde de « plagiat psychique » . Or, en même temps que sort Romance nerveuse, Marie Darrieussecq publie un essai d’autodéfense sur le plagiat [^2]. Si la presse met en scène jusqu’à plus soif les deux livres, et s’il est question, dans Romance nerveuse, d’un « Georges » qui ressemble à Paul Otchakovsky-Laurens, éditeur des deux écrivaines au moment des faits avant d’exclure Camille Laurens de sa maison d’édition, POL, ce roman-là n’a rien à voir avec la polémique d’hier.

Ou, plus exactement, il y trouve son point de départ. La rupture décidée par Georges, après dix-sept ans de soutien de sa part et de confiance mutuelle, laisse la narratrice, Camille L., dans un profond état d’abandon. Elle a (provisoirement) perdu l’élan de l’écriture. Et se sent suffisamment seule pour tomber amoureuse d’un drôle de zigoto : Luc, de dix ans son cadet, profession paparazzi, grande puissance érotique, personnage inconstant et inconsistant, aisément odieux, qui a les allures d’un homme mais se révèle être à peine un adulte.

Cette histoire d’un amour dépareillé est le centre du livre. N’a-t-on pas là le pire de ce que peut produire le roman autofictionnel ? Bien au contraire. Romance nerveuse est une machine à faire tomber tous les a priori sur les prétendus errements de la littérature du moi. Car, à partir de cet argument en effet assez mince, Camille Laurens signe un roman dense, impressionnant, et cela, à plus d’un titre.

D’abord parce qu’elle dresse un portrait saisissant de ce personnage. Luc n’a d’yeux que pour le futile, est tout investi dans l’instant présent. C’est un «  homme sans gravité », selon l’expression du psychanalyste Charles Melman, cité dans le roman, c’est-à-dire « un type qui se laisse guider par l’instinct, toujours en quête de jouissances immédiates qui se valent toutes, sexe, drogue, vitesse, alcool, et d’excès qui le lassent… ».

À travers Luc, se dessinent certaines caractéristiques de notre époque et de notre société occidentale en quête de sens, où les individus sont transformés en objets marchands, vidés de leur conscience, renvoyés à eux-mêmes, sans liens avec les autres ou avec l’Histoire. Romance nerveuse a cette ambition-là. Mais, tout en lui donnant une dimension archétypale, Camille Laurens parvient à préserver la singularité de son personnage. Et, par là, convainc son lecteur de la possibilité de cet amour ­impos­sible.

Si la narratrice est fréquemment blessée, rebutée par la goujaterie inouie de son amant (qui lui reproche ses « vieux ovaires fatigués » ), elle est aussi touchée par ses ressources de tendresse, son « enfance attardée » et sa biographie meurtrie. Car l’ « homme sans gravité » n’est pas sans souffrance. Face à Luc, la narratrice se fait double : Camille la sensitive et Rueil (le « vrai » nom de Camille Laurens) la raisonnante oscillent entre attraction et répulsion. Ce dédoublement relève du procédé littéraire, mais il est réussi, l’existence de l’intransigeante Rueil donnant l’occasion à la narratrice de se moquer d’elle-même. L’auto-ironie, une forme de politesse, dans l’autofiction.

Enfin, il y a la langue de Romance nerveuse. Riche, vibrante, joueuse, contemporaine, elle intègre aussi bien les termes de la modernité technologique du quotidien, des paroles de chansons légères, des calembours maison, que des considérations savantes sur les profils psychologiques. Ce n’est pas de la virtuosité, mais une mélodie experte, inspirée, sous tension. Une musique actuelle.

[^2]: Rapport de police, POL, 320 p., 19,50 euros.

Romance nerveuse, Camille Laurens, Gallimard, 221 p., 16,90 euros.
Culture
Temps de lecture : 3 minutes
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