André Schiffrin : le contenu avant la forme

Alors que s’ouvre le Salon du livre, André Schiffrin montre dans « l’Argent et les Mots », à quel point les logiques comptables dominent l’édition et d’autres secteurs culturels. Pourtant, des alternatives existent, garantes de diversité.

Olivier Doubre  • 25 mars 2010 abonné·es
André Schiffrin : le contenu avant la forme
© PHOTO : VENANCE/AFP L’Argent et les Mots, André Schiffrin, La Fabrique, 112 p., 13 euros.

Politis : Au début de ce dernier ouvrage, vous revenez sur la réception en France de votre premier livre, l’Édition sans éditeur [^2], qui décrivait les processus de concentration et de spéculation sur les maisons d’édition. Vous racontez qu’on vous a d’abord dit que ce phénomène était « impossible au pays de l’exception française » puis, dix ans plus tard, que vous aviez été au contraire « trop optimiste ». Avez-vous vraiment été « trop optimiste » ?

André Schiffrin : Les processus de concentration et d’internationalisation dans l’édition dont j’avais parlé se sont malheureusement produits également en France, et ce avec une grande complicité gouvernementale. En particulier lorsque Bruxelles a empêché qu’Hachette ne s’empare d’Editis, la partie édition de Vivendi, alors que l’Élysée ne s’y opposait pas, voire approuvait la chose – ce qui aurait créé une situation de quasi-monopole dans l’édition française. Wendel (dirigé par Ernest-Antoine Seillière) a alors acheté Editis en disant qu’il serait là pour au moins quinze ans. Le gouvernement a simplement entériné, sans la moindre garantie, la parole du baron, ce qui lui a permis de vendre la société trois ans après, en faisant des bénéfices faramineux.
C’est un exemple caractéristique de la complicité gouvernementale vis-à-vis de ces processus dans l’édition, qui ont des conséquences très graves sur la production éditoriale en France. L’autre aspect de ce processus capitalistique est qu’il entraîne aussi la fin de l’indépendance de grandes maisons, alors qu’il y a une dizaine d’années un tiers de l’édition était composé de maisons indépendantes.

Il en reste aujourd’hui très peu : Le Seuil est passé sous la coupe du groupe La Martinière, Flammarion appartient en fait à Fiat, etc. Cela signifie que les logiques comptables dominent désormais leur fonctionnement, leur production et l’organisation du travail des salariés, dont une partie se retrouve souvent licenciée. Heureusement, en France, on a vu, parallèlement, une floraison de petites maisons indépendantes qui proposent une production de qualité et offrent un certain espoir dans le paysage éditorial – je pense à Agone, à Amsterdam, aux Prairies ordinaires, à La Fabrique et à quelques autres –, mais il ne faut pas se leurrer sur le fait que celles-ci ont de faibles moyens et ne sauraient réaliser ce que, dans le temps, Le Seuil et d’autres faisaient.

Dans ce nouveau livre, vous élargissez votre propos aux médias, à la situation des librairies ou encore au cinéma. Les mêmes phénomènes que vous aviez décrits pour l’édition se sont-ils également reproduits dans ces autres secteurs ?

Oui. On voit des choses semblables dans le cinéma, par exemple, même si celui-ci bénéficie, depuis l’après-guerre, d’aides publiques beaucoup plus importantes que tout ce qu’on a offert à l’édition. Ce que j’ai voulu essayer de montrer, c’est qu’il y a des secteurs entiers (comme les médias, la culture et sans doute d’autres) où le système antérieur ne fonctionne plus, c’est-à-dire simplement le fait de gagner de l’argent d’une manière raisonnable en réalisant une production culturelle importante. Ce n’est plus possible aujourd’hui. Il faut donc trouver des alternatives pour faire vivre ces secteurs. C’est là le but de ce livre : montrer, non seulement aux Français, mais aussi aux lecteurs d’autres pays (car le livre va paraître dans plusieurs langues), quelles sont les expériences et les méthodes pragmatiques qui, sans être très chères, ont été menées, expérimentées et ont été efficaces. En effet, si on ne fait rien, on sait très bien ce qui va se passer, comme l’illustre la situation aux États-Unis, où, dans la presse, par exemple, plus de 16 000 postes de journalistes ont été purement et simplement supprimés. C’est un chiffre absolument incroyable, mais c’est pourtant la réalité. Et cela va de pair avec la disparition de nombreux journaux. Or, il n’est pas possible de dire que ce n’est pas grave et qu’Internet va remplacer ce que faisaient les journaux, ce n’est pas du tout la même chose ; l’essentiel n’est pas la forme, mais le contenu. De même, dans l’édition, on a vu en France ce qui s’est passé avec la concentration en grands groupes, qui détiennent aussi les grands journaux et ont des intérêts dans l’industrie de l’armement.

Pour ce qui est des aides publiques aux différents secteurs de la culture, vous citez différents systèmes, dont celui des aides au cinéma en France, mais surtout celui de la Norvège, qui a le grand intérêt d’intervenir dans tous les secteurs de la culture du pays…

Depuis l’après-guerre, la Norvège a en effet une politique culturelle globale où l’on considère tous les aspects de la culture en essayant de garantir la diversité des différentes productions culturelles, essentielle au fonctionnement d’un système démocratique. Par exemple, tous les journaux politiques ou tous ceux qui ne sont pas à but lucratif reçoivent des subventions dont ne bénéficient pas ceux qui distribuent des dividendes à leurs actionnaires. Également, l’État s’assure qu’il y a au moins deux journaux dans toutes les villes de province, alors qu’on sait bien qu’en France il n’y a plus qu’un seul titre dans la plupart des régions. La Norvège, qui est un tout petit pays, avec seulement 4,6 millions d’habitants, soit un treizième de la population française, a ainsi réussi à sauvegarder non seulement les structures mais aussi un débat politique et donc démocratique digne de ce nom, en évitant les concentrations que l’on observe malheureusement dans la plupart des autres pays occidentaux. Quant au cinéma, contrairement à ce qui s’est passé en Italie, par exemple, 90 % des salles, qui sont restées nombreuses et implantées sur tout le territoire, sont – depuis 1913 ! – la propriété des municipalités…

**Alors que s’ouvre à Paris le 30e Salon du livre, la situation du livre et de l’édition en France reste, selon vous, malgré la loi Lang sur le prix unique du livre, les aides du CNL et de certaines régions, très préoccupante. Et, saluant le travail des petites maisons que vous avez déjà citées, vous écrivez : « L’indépendance suppose un certain courage et un esprit de sacrifice […]. Mais c’est un système dont l’avenir est tout sauf assuré »…
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En effet. Chez Agone, par exemple, tous les salariés, directeur compris, gagnent le Smic : il faut donc être vraiment très courageux pour travailler et se rémunérer comme cela. Quant à La Fabrique, son directeur ne se paye même pas ! Je crois donc qu’il serait nécessaire de créer un système qui aide ces petites maisons, dont le travail est de grande qualité. Le pouvoir actuel en France a trouvé 700 millions d’euros pour aider les grands journaux, alors que les caisses étaient supposées être vides : 1 % seulement de cette somme assurerait l’avenir de ces éditeurs indépendants ! C’est une question de choix politique et, je le répète, c’est le contenu qui compte, bien avant la forme. Or les journaux et d’autres, par exemple les programmes de France Culture, ont aussi besoin des nouvelles idées, des débats, des points de vue novateurs et minoritaires publiés par ces petites maisons, qui pourtant ne détiennent même pas un 1 % du marché mais remplissent le rôle que Le Seuil et d’autres ont rempli, avec beaucoup plus de moyens à l’époque, et ne remplissent plus aujourd’hui.

Vous êtes le fondateur et dirigez une des maisons indépendantes dans le paysage éditorial aux États-Unis, The New Press. Comment se porte-t-elle, en particulier depuis l’arrivée de la crise ?

Au cours de l’année 2009, toutes les grandes maisons d’édition ont énormément souffert de la crise et ont dû licencier des centaines de leurs salariés. La production et les ventes ont beaucoup diminué parce que la récession aux États-Unis est beaucoup plus grave qu’elle ne l’est en France. Je parlais l’autre jour à notre imprimeur, qui travaille pour la plupart des grandes maisons : il me disait que le tirage moyen pour un nouveau livre était tombé à 3 200 exemplaires environ, alors qu’en France il tourne autour de 8 000 pour un cinquième de la population américaine. Cela montre combien l’édition a été frappée. Nous n’avons évidemment aucune aide gouvernementale, mais il existe cependant aux États-Unis un système de fondations, dont je parle dans le livre, qui a pu nous aider comme beaucoup de journaux et d’autres. Mais ce système n’est pas, selon moi, une solution pour la France, et je crois que, si nous avions des aides gouvernementales aux États-Unis, ce serait beaucoup plus simple.

[^2]: Éd. La Fabrique, 1999.

Idées
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