Filmer les camps

Avec « Filmer les camps », le Mémorial de la Shoah restitue la lisibilité des images prises par de grands cinéastes américains à Dachau et à Falkenau pour témoigner des crimes de guerre.

Christophe Kantcheff  • 18 mars 2010 abonné·es
Filmer les camps
© PHOTO : Margaret Herrick Library, Academy of Motion Pictures Arts and Sciences, Beverly Hills, Californie.

Des images montrées dans l’exposition « Filmer les camps », certaines sont peu connues, d’autres inédites. Mais pas question pour le commissaire de l’exposition, l’historien Christian Delage, de mettre en avant cet aspect que d’autres auraient exploité comme argument promotionnel. Nombre des documents filmés exposés au Mémorial de la Shoah ont été, au contraire, beaucoup vus. Mais insérés dans des contextes filmiques très divers, utilisés sous formes d’extraits dénués de leur signification initiale, parfois instrumentalisés. Pour paraphraser l’expression de l’historienne Annette Wieviorka, qui parle de « mémoire saturée » à propos des camps, les regards eux aussi sont saturés d’images, d’où surnagent quelques flashs qui fonctionnent comme des chocs visuels (la série « Apocalypse », par exemple, diffusée sur France 2 l’an dernier, est typique de cette recherche d’effets qui retirent tout sens à ce qui est montré).

L’ambition de l’exposition est précisément de restituer de la lisibilité aux images, presque toutes muettes, prises par les militaires américains quand ceux-ci ont découvert les camps de concentration, en l’occurrence Dachau et Falkenau. Tout en montrant ces images de l’horreur, la plupart sur des écrans de taille modeste pour éviter la spectacularisation, l’exposition se consacre avant tout à leur statut : par qui ces images ont-elles été prises ? Dans quel but ? Dans quelles conditions ont-elles été produites ? Comment ont-elles été utilisées ?… L’exposition suit ainsi une trame chronologique racontant l’histoire de ces images.

Trois grands cinéastes américains en sont les principaux producteurs : John Ford, George Stevens et Samuel Fuller. Dans ces années 1940, les deux premiers sont des cinéastes réputés d’Hollywood, qui ont mis leur talent au service de l’armée de leur pays. Ils dirigent chacun une unité spéciale de cameramen et de techniciens. Quant à Samuel Fuller, il s’est engagé à 31 ans, après Pearl Harbor, dans la 1re division d’infanterie, la fameuse « Big Red One ». Journaliste, scénariste, il n’est pas (encore) cinéaste.

À l’entrée de l’exposition, le visiteur est accueilli en douceur par la légèreté et l’élégance de Fred Astaire et Ginger Rogers dans une séquence de Swing Time , célèbre comédie musicale de George Stevens datant de 1936. Histoire de prendre la mesure de l’univers cinématographique d’où viennent ces artistes, et avec eux les boys qui ont débarqué sur les plages de Normandie, plus habitués aux comics et au glamour des stars du cinéma qu’à la fureur de la guerre et, a fortiori, aux effroyables visions que les camps leur réservent.
Cependant, les équipes de tournage ne sont pas parties sans feuille de route. Le cahier des charges des prises de vue est extrêmement précis. Objectif : constituer des « preuve[s] acceptable[s] » des « crimes de guerre » et des « atrocités » . Les opérateurs sont, par exemple, encouragés à multiplier les gros plans, tout en prenant garde à la déformation des corps par effet d’optique. Les équipes ont aussi pour instruction de rédiger des témoignages écrits, qui mettent des mots sur les images, et en constituent ainsi une première lecture. Dans l’unité de George Stevens, cette tâche revient plus particulièrement à Ivan Moffat, à l’écriture rigoureuse et sans pathos. Ses textes, à côté des images, sont ici intelligemment exposés, comme tous les documents écrits, sous forme de fac-similés, avec leur traduction française respectant formats et typographie, et des extraits lus par Jean-François Stévenin ou Mathieu Amalric.

« Les photographies, dit l’un de ces textes, montrent les corps de ceux qui sont décédés dans la matinée, étendus devant les baraques avant d’être emportés, tandis que les détenus ­
– désormais totalement indifférents au spectacle de la mort ou à la nécessité de mesures de précaution élémentaires – sont accroupis en train de cuire leur repas, à quelques mètres des rangées de corps. Pour les détenus, la mort était une donnée absolument normale et permanente de leur environnement immédiat. C’est ce que montrent à l’évidence les images. »

Début mai 1945, les opérateurs de George Stevens filment, dans le camp de Dachau, les charniers, les fours crématoires, la chambre à gaz – qui n’a jamais fonctionné – et les survivants en faisant appel à des formes cinématographiques reconnues. L’entrée dans le camp de Dachau rappelle par exemple un fameux plan-séquence subjectif des Raisins de la colère (1940). Le matériel de prise de son est utilisé pour interviewer des déportés. Entretiens à chaud stupéfiants. L’un des survivants, qui a réussi pendant sa détention à cacher son identité juive, souligne que son sort dans le camp aurait été pire encore si celle-ci avait été découverte. La spécificité du traitement des juifs, qui fut étouffée au lendemain de la guerre, y était ici relevée. Quant à George Stevens, il prend lui-même des images avec sa petite caméra personnelle depuis le Débarquement. Ses images ont cette particularité d’être en couleur. Décuplant l’effet de réel. Bien entendu, toutes ces images sont terribles. Pourtant, à aucun moment, le spectateur ne se sent en position de voyeur.

C’est aussi tout l’intérêt de cette exposition que de renvoyer, implicitement, à des questions de morale cinématographique. À propos des images de Stevens et de son équipe, le critique Serge Daney a salué « l’innocence du regard porté » , et non pas son éthique, notion qui viendra plus tard. Ce que l’historien d’art et philosophe Georges Didi-Huberman a formulé ainsi : « Quand s’ouvre un camp, on regarde, stupéfait, on prend tout ce qu’on peut sans penser à mal. Après, il s’agira de choisir, de comprendre, de penser le mal. »

Ces questions ne sont pas exemptes de la partie de l’exposition consacrée à Samuel Fuller. Alors que son régiment est en Tchécoslovaquie, le futur cinéaste reçoit la caméra qui lui est envoyée par sa mère : une Bell & Howell 16 mm, visible aujourd’hui dans l’exposition. C’est avec elle qu’il va tourner son premier film, dans le camp de Falkenau, le lendemain de la capitulation de l’Allemagne nazie, le 9 mai 1945. « Mon premier film amateur sur des tueurs professionnels » , dira-t-il plus tard. Il le fait à la demande de son supérieur, le capitaine Richmond, qui, outré par ce qu’il voit, fait venir dans le camp les notables du village pour qu’ils habillent les cadavres et leur offrent une sépulture décente. Falkenau est un film témoignage de 21 minutes, tourné comme un reportage, où Fuller privilégie les plans sans coupes, pour anticiper toute accusation de manipulation. L’un des plans les plus extraordinaires est un panoramique qui va des maisons presque attenantes jusqu’au centre du camp où les cadavres sont alignés. Ce seul plan annihile les lâches dénégations des villageois qui ont prétendu ne rien savoir de ce qui s’y passait.
Samuel Fuller a également filmé l’agonie d’un soldat allemand. L’exposition confronte cette image à la séquence équivalente d’ Au-delà de la gloire ( The Big Red One , 1980), où le cinéaste a raconté son expérience de la guerre dans une fiction. La reconstitution fictionnelle échoue à retrouver l’intensité du document. Le cinéaste était-il encombré par l’authenticité de ses souvenirs ? La question du passage à la fiction
– toujours brûlante – est en tout cas l’une des nombreuses pistes de réflexion suscitées par l’exposition.

Les bobines de Falkenau, comme les images prises personnellement par George Stevens, resteront longtemps dans les tiroirs des deux cinéastes. En revanche, les autres documents filmés par l’équipe de Stevens, comme ceux réalisés par les Britanniques et les Soviétiques, seront utilisés comme « preuves crédibles » , selon l’expression du procureur général, au cours du procès de Nuremberg, dont la salle d’audience a été transformée, par les soins de John Ford, en immense salle de projection. Celui-ci a fait disposer ingénieusement une discrète rampe lumineuse à côté des dignitaires nazis, qui permet ainsi de voir Göring, von Ribbentrop, Keitel et les autres pendant la projection.

« Il s’agissait, a écrit Joseph Kessel, dans un article admirable pour France-Soir, proposé en conclusion de l’exposition, de mettre tout à coup les criminels face à face avec leur forfait immense, de jeter pour ainsi dire les assassins, les bouchers de l’Europe, au milieu des charniers qu’ils avaient organisés, et de surprendre les mouvements auxquels les forcerait ce spectacle, ce choc. » Seules les images détenaient ce pouvoir.


Filmer les camps, John Ford, Samuel Fuller, George Stevens, de Hollywood à Nuremberg, Mémorial de la Shoah, 17, rue Geoffroy-l’Asnier (75004). Jusqu’au 31 août. Rens. : 01 42 77 44 72.

Un cycle de films et de rencontres est organisé autour de l’exposition.

Culture
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