Hommage à Jean Ferrat

Jean Ferrat s’en est allé et notre tristesse est aussi grande que notre colère face à certains « hommages » hypocrites.

Sébastien Fontenelle  • 18 mars 2010 abonné·es
Hommage à Jean Ferrat
© PHOTO : AFP/HURON

Vendredi, Jean Ferrat est mort, et nous avons pleuré. De libre tristesse, d’abord, en mesurant soudain, pense-t-on jamais à ces choses-là, combien nous importait de le savoir en vie, debout jusqu’au bout, et si droit. Combien ses mots comptaient. Puis d’un peu d’amertume – et d’ironie, sans doute – quand l’ « ordinaire pourriture, cette bouffissure médiatique si satisfaite d’elle-même et qui n’en finit pas de se donner à contempler » , et qui est tout ce que Jean Ferrat n’était pas, s’est brièvement inclinée « devant un type bien [^2] , avant de s’en retourner à sa quotidienne promotion de tout ce contre quoi le chanteur se battait.

Puis, enfin, de quelque chose qui ressemblait d’assez près à de l’écœurement, quand est paru – évidemment – le communiqué de Nicolas Sarkozy, dont rien, jamais, ne bride la décomplexion : « Avec Jean Ferrat, c’est un grand nom de la chanson française qui disparaît. Chacun a en mémoire les mélodies inoubliables et les textes exigeants de ses chansons, qui continueront encore longtemps, par leur générosité, leur humanisme et leur poésie, à transporter les âmes et les cœurs, à accompagner les joies et les peines du quotidien. »

Ferrat pressentait que cet homme-là viendrait, et que, dits par lui, certains mots – « générosité », par exemple – sonneraient comme des provocations : « Il y a des choses qui me paraissent insupportables, expliquait-il en 1991. Je trouve qu’il y a une dérive très laxiste des notions particulièrement ancrées dans la France et dans son histoire au profit de l’exaltation des valeurs de ce qu’on appelle le libéralisme et qui n’est autre que le vieux capitalisme, qui est en poupe et dominant à l’heure actuelle. Ça exalte quoi ? Le goût du plus fort, celui qui gagne le plus de fric, de la marchandisation à outrance, dans tous les domaines. Tout est bien du moment que ça se vend, que ça s’achète et qu’on fait du fric avec. Et ça va provoquer un désespoir – ça le provoque déjà. Et ça favorise quoi ? Comme d’habitude dans l’histoire […] les hommes forts, ceux qui disent : “Il faut faire ceci”, qui font des exclusions, qui rejettent les autres. C’est le contraire de la générosité, de la fraternité, de toute la tradition démocratique française [[Revue Je chante, voir ]. »

Et Sarkozy est venu, en effet. Restaurant, de fait, le règne du fric et des exclusions. Mais proclamant, aussi, et cela vaut d’être confronté à quelques sublimes compositions de Jean Ferrat, que sa France à lui n’avait « pas commis de crimes contre l’humanité » . Que sa France à lui n’avait « pas cédé à la passion totalitaire ». Que sa France à lui n’avait « pas commis de génocide [^3] » . Et que sa France à lui, « depuis la Terreur », n’avait plus connu de « totalitarisme [^4] ».

Ferrat, lui, était – ô combien – d’une autre histoire. Authentique, celle-ci. D’une autre mémoire, qui n’effaçait rien de ses crimes contre Jean-Pierre, Natacha, ou Samuel : « Vous étiez vingt et cent, vous étiez des milliers, nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés, qui déchiriez la nuit de vos ongles battants – vous étiez des milliers, vous étiez vingt et cent [^5]. »

Ferrat était d’une France qui ne s’oubliait pas. D’une France ouverte, « au-delà des frontières, aux peuples étrangers » . D’une France accueillante, mélangée, fraternelle, solidaire – aux antipodes de celle que nous subissons depuis trois ans. D’une France « dont monsieur Thiers a dit “qu’on la fusille” » , et que les Versaillais rêvent toujours de soumettre – mais qui toujours chante « la belle, la rebelle » , et qui toujours « tient l’avenir, serré dans ses mains fines [^6] » .

D’une France, en somme, qui ne tolère jamais longtemps qu’on la mette à l’encan, et où le nom de Ferrat restera, gageons, éternel – quand tel autre n’évoquera plus, dans le meilleur des cas, qu’un vague et lointain mauvais souvenir : en toute justice.

[^2]: Comme l’a dit le camarade – un joli nom – Langlois, sur son blog.) »

[^3]: Discours de campagne des 9 et 30 mars 2007.

[^4]: Discours du 12 novembre 2009 à La Chapelle-en-Vercors.

[^5]: « Nuit et brouillard ».

[^6]: « Ma France ».

Culture
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