L’affliction télévisée

Jean-Robert Viallet retrace l’histoire des chaînes commerciales, avec leurs impératifs économiques et leurs dérives.

Jean-Claude Renard  • 11 mars 2010 abonné·es

François Chalais pose la question : «  Sommes-nous des trafiquants d’émotions fortes, sommes-nous des courtiers en chair encore tiède, ou bien avons-nous raison de vous montrer ce que vous n’auriez jamais dû ou pu voir ? Avons-nous raison de penser qu’une civilisation se termine et qu’une autre commence ? Les faits sont là : il est certain que les images n’ont jamais eu autant d’effet qu’en ce moment. Autrefois, c’est vous qui faisiez les images ; et maintenant, ce sont les images qui vous font. » Les propos sont datés de 1957. Qui dé­montrent combien la télévision a tôt eu conscience de son pouvoir de nuisance. « Ce qui ne l’a pas empêchée de devenir nuisible », observe le commentaire du film réalisé par Jean-Robert Viallet, le Temps de cerveau disponible. Et d’enchaîner sur un des jeux de télé-réalité les plus regardés au monde, « Fear Factor », produit par Endemol, conjuguant horreur et abomination. Un programme à succès qui prouve « que la sensibilité des gens est devenue moins grande », estime le philosophe Bernard Stiegler.

S’appuyant sur les images d’archive, éclairé notamment par les commentaires de Stiegler, Jean-Robert Viallet remonte à l’orée des années 1980. Un autre monde, une autre époque, où tout ce qui pouvait être obscène était banni du petit écran, où tout ce qui avait partie liée à la sexualité et à l’intimité était scrupuleusement encadré. En quelques années, tous les tabous seront transgressés. Antenne 2 propose d’abord « Psyshow », un déballage d’émotions et de vie privée. La télé pulsionnelle est encore balbutiante. Elle va s’imposer avec les changements politiques et commerciaux.

Naissent la Cinq et M6 ; suit la vente de TF1 au groupe Bouygues. La télé connaît sa révolution, emmenée par les actionnaires. Retenir le téléspectateur est une exigence. Fin des scrupules alors pour un marché du ­spectacle régressif engagé sur la route du pire. Sur TF1, Jacques Pradel présente « Perdu de vue » (1991). Suivront « L’Amour en danger » (1993) et « Pour la vie » (1995), tandis que France 2 opposera « N’oubliez pas votre brosse à dents » (1994). Emprunté à la BBC, « Le Maillon faible » (2001), sur TF1, est un autre tournant, toujours orchestré par Endemol. De l’intime, on passe à l’élimination de l’homme par l’homme.
La spirale est lancée. Avec « Loft Story », sur M6, on élimine et s’exhibe en même temps. Chaque participant est sommé d’aller au bout des transgressions. À la parole, succède le passage à l’acte. C’est dégradant. Mais l’on regarde. «  Nous sommes tous potentiellement téléspectateurs de ces émissions, analyse Bernard Stiegler, car elles sollicitent quelque chose qui nous habite. Parce que les pulsions ne quittent jamais l’être humain. Or, être civilisé, c’est ne pas exprimer ses pulsions en public. » Canaliser ses pulsions : « L’Île de la tentation » revendique le contraire. Et, à vrai dire, poursuit Stiegler, «  si les chaînes commerciales ont décidé d’exciter les tendances pulsionnelles de l’individu, ce n’est évidemment pas par simple perversion. C’est parce qu’elles ont enfin trouvé le moyen d’atteindre le cerveau humain ; là où leurs intérêts financiers les conduisent ». Telle est aujourd’hui la télévision sous le contrôle du marketing, imposant la consommation comme remède à tous les maux, jusqu’au coaching et au relooking.

Une première étape de la télé commerciale jouait donc sur les pulsions de vie. La seconde s’articule autour des pulsions de mort, de destruction. Les mises en scène de « Fear factor » sont un exemple de ces programmes qui finissent « par produire des individus désaffectés » . En conséquence, conclut Stiegler, « si les Français ont le sentiment d’avoir perdu leur identité, ce n’est pas à cause des Maghrébins ou des Africains qui s’installent en France. C’est parce que le marketing les a privés de leur culture. Parce que les parents n’ont plus de rapports avec leurs enfants, que les profs ne ­peuvent concurrencer la télé, qui capte l’attention bien plus efficacement qu’eux » .

Publié dans le dossier
Le grand chelem contre Sarkozy
Temps de lecture : 4 minutes