Penser le judaïsme

Denis Sieffert  • 4 mars 2010 abonné·es

On peut parler politique au plus près de l’actualité, frontalement. On peut aussi le faire par détours successifs qui nous éloignent de la politique pour mieux nous y ramener. C’est sans doute ce que Jean-Christophe Attias, médiéviste et historien de la pensée juive, appelle « le pari de l’inactualité ». C’est son pari de Juif érudit, imprégné de culture rabbinique, mais non-croyant. Il nous entraîne dans un vagabondage passionnant qu’on ne saurait situer au centre d’une culture qui n’a pas de centre mais une succession de marges, et une infinité d’approches. Ce sont des histoires et des rencontres avec des exégètes comme Léon de Modène, le Vénitien, Isaac Abravanel, Maïmonide, bien sûr, Rashi, et tant d’autres. Et, à travers leurs commentaires, d’autres rencontres avec les figures de la mythologie juive, mais aussi avec Jésus et Mahomet. D’un journaliste, on dirait qu’il prend des « angles ». La méthode d’Attias est non méthodique. Il suit ce qu’il appelle « l’arbre des questions », c’est-à-dire le commentaire du commentaire.

On citera par exemple les tentatives de retrouver le vrai visage de Moïse, « défiguré » par… une erreur de traduction de l’hébreu en latin au Ve siècle. De la représentation d’un Moïse « cornu », ou à la peau « racornie », ou « rayonnant », selon des mésinterprétations du même mot, Attias tire une brillante variation sur le thème du rapport de l’homme au divin.
On citera aussi les mutations survenues à travers les âges à partir de la lecture que donne Maïmonide des interdits sexuels. On comprend que l’essentiel est moins dans l’objet (sauf pour les dévots) que dans le mouvement des interprétations qui nous parlent surtout de lieux et d’époques, et par-dessus tout des hommes. Attias souligne d’emblée que le judaïsme est une « pensée de la dispersion ». Que ceux qui ont lu récemment Shlomo Sand ne cherchent pas de contradictions. Celui-ci vérifiait l’histoire, c’est-à-dire la conformité du récit au réel. La matière du livre de Jean-Christophe Attias est possiblement de l’imaginaire ou de la mythologie.

Qu’il y ait eu ou non « exil », et que la diaspora résulte ou non d’une « dispersion » ou d’un prosélytisme n’est pas son affaire. Ce qui compte, c’est qu’il y a culture de la dispersion. La grande interrogation de Jean-Christophe Attias est finalement celle-ci : pour ces femmes et ces hommes dispersés, où est la culture commune ? Il existe aujourd’hui une réponse dominante, et sioniste, hélas : le culte aveugle voué à un État plutôt plus meurtrier que la moyenne des États. Il en existe une autre, plus légitime, mais pauvre cependant : la mémoire de la Shoah. Attias lutte contre ce judaïsme « dans le désert ». Désert de l’esprit et désert de la morale. Mais il lutte positivement en redonnant de la substance au judaïsme. C’est en quoi, l’air de rien, évoquer les débats autour de l’apparence de Moïse, et les philosophies que l’on peut en tirer, ce n’est qu’un détour de la politique.

Idées
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