Une fable au goût plutôt acide

Avec « Jaffa, la mécanique de l’orange »,
Eyal Sivan dévoile
par une métaphore
un siècle d’histoire israélo-palestinienne.

Clémentine Cirillo-Allahsa  • 25 mars 2010 abonné·es
Une fable au goût plutôt acide
© PHOTO : EYAL SIVAN Jaffa, la mécanique de l’orange, dimanche 28 mars, 21 h 30, France 5 (52’). Rediffusion le vendredi 2 avril à 23 h 50.

Jaffa, la mécanique de l’orange : ou comment la petite orange Jaffa raconte l’histoire troublée de sa terre, la Palestine. Vecteur de mémoire sensorielle puis de la mémoire du lieu, ce fruit, devenu symbole du sionisme, possède une histoire séculaire. Après Route 181, fragments d’un voyage en Palestine-Israël, réalisé en 2004 avec le Palestinien Michel Khleifi, le producteur et scénariste israélien Eyal Sivan trace un nouvel itinéraire pour comprendre les enjeux et les dénis de l’histoire nationale israélienne. Il embarque le spectateur dans un ­siècle de riches archives picturales, photographiques et cinématographiques. En toile de fond, l’épopée israélienne, en marche dès la fin du XIXe siècle. De la naissance du cinéma à la campagne internationale de boycott qui tente aujourd’hui d’obtenir l’application du droit international (BDS) par Israël, en passant par l’imagerie publicitaire, la Mécanique de l’orange montre deux ­peuples pressés et oppressés par les rouages de la machine de guerre israélienne. Commentées par tous les acteurs, producteurs d’agrumes israéliens et vieux ouvriers agricoles palestiniens, poètes et historiens, artistes ou ex-militaires, les images livrent leur vérité occultée.

Parce que représentations et préjugés régissent notre compréhension de la réalité violente et pernicieuse du conflit israélo-palestinien, le documentaire interroge l’iconographie et sa dimension symbolique. Des débuts de la photographie chrétienne et protestante, vers 1840, à l’orientalisme sioniste brut, le réalisateur traque le cliché, tel celui du peuple chassé qui revint faire verdir le désert, évoqué par l’historien israélien Amnon Raz-Krakotzkin. « Le Juif errant a prouvé ce qu’il pouvait faire d’une terre à lui, sous la protection du pavillon britannique », dit la voix off de l’époque.

Pourtant, les orangeraies de Palestine sont florissantes, et le commerce des agrumes est prospère, bien avant les kibboutz. Jaffa est alors l’un des plus grands ports exportateurs d’Europe. L’image fanée montre des paysans palestiniens, authentiques gardiens de gestes millénaires, profondément attachés à leur terre.

En 1920, se dotant d’organes de contrôle de l’image, le sionisme efface la mémoire de la collaboration entre Juifs et Arabes. La page blanche est nécessaire à la construction nationale israélienne. L’image revisitée du passé supplante sa vérité et devient propagande. Par le symbole, le sionisme impulse l’identité nouvelle aux Juifs fraîchement débarqués. L’invite est claire et emprunte sans lésiner à l’imagerie soviétique « la joie dans le travail, la terre qui fabrique l’homme nouveau » , note Elias Sanbar, historien et écrivain palestinien. L’idéalisme du kibboutz conquiert les jeunes Juifs du monde. Le rêve de la colonisation, c’est la production de l’orange. Le pacte avec l’orange signe le pacte avec le lieu, et l’appropriation du symbole accompagne celle de la terre. En 1948, Israël s’autoproclame et dépose la marque Jaffa. Plus d’un demi-siècle de publicité renforce l’aura du pays. Les images d’enfants pleins de santé ­mordant dans un quartier d’orange parcourent les écrans du globe. C’est le tour de force, on ne sait plus très bien : Jaffa, la perle de la Palestine, est devenue une simple marque, l’un des deux produits israéliens les mieux commercialisés ; le second étant le fusil d’assaut Uzi.

La communauté internationale, complice et coupable depuis plus d’un siècle, tient un second rôle dans le scénario. De la construction du port de Tel-Aviv lors des grèves arabes de 1936 à l’expulsion de 1948. Les Palestiniens qui en réchappent deviennent ouvriers sur leurs propres terres confisquées. Le poète israélien Haïm Gouri revient ainsi sur la naissance entachée de mort d’Israël, un État dont les fondations sont des ruines. « Dans notre ardeur à leur nuire, se souvient un commerçant, nous avons fait sauter tous les puits » de nos voisins arabes.

Sur les affiches de l’OLP, la guerre silencieuse de l’image se poursuit : l’orange, c’est Jaffa, celle qu’il faut libérer. En 2009, à l’aune des massacres à Gaza et de la vague de protestations qu’ils éveillent, l’orange est sanguinolente. L’image d’Israël se vend moins bien. Les affiches refleurissent dans le monde, espoir fragile. Le pays n’est plus l’Eden reverdi par la volonté des hommes mais l’État d’apartheid qui arrache oliviers et orangers. Elias Sanbar s’interroge : « Les gens qui aiment une terre ne peuvent pas lui faire ça. » Posséder, déchirer, violer. Les chants propagandistes à la gloire du sionisme remplacent la Neuvième de Beethoven, et le personnage est bien devenu fou à force de violence répétée, n’obéissant qu’à sa propre loi, clin d’œil à l’Orange mécanique de Stanley Kubrick. Pour Haïm Gouri, « le fruit est devenu la métaphore d’un monde qui a été détruit. »

L’espoir ? « Ne plus continuer à nier l’identité palestinienne, dit Amnon Raz Krakotzkin, et que le présent se réapproprie la mémoire de cette époque. » En attendant, dans son orangeraie, un exploitant agricole israélien constate aujourd’hui que les ouvriers arabes ont disparu, remplacés par des travailleurs thaïlandais.

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