C’est quoi, un préfet « efficace » ?

Le remplacement du préfet en Seine-Saint-Denis reflète les exigences présidentielles de rendement en matière d’expulsions et de délinquance, et une volonté de limiter pouvoirs locaux et contre-pouvoirs.

Ingrid Merckx  • 29 avril 2010 abonné·es
C’est quoi, un préfet « efficace » ?
© PHOTO : ROBINE/AFP

Localement, l’État, c’est lui : le préfet. Seul fonctionnaire dont le rôle est défini par la Constitution. Seul représentant de l’État dans le département. Garant des lois et de la bonne marche des services publics, il n’a aucune attribution judiciaire, en vertu de la séparation des pouvoirs.
Créée par Bonaparte en 1800, la fonction de préfet a subi des évolutions récentes du fait des lois de décentralisation et des politiques mises en œuvre par Nicolas Sarkozy. La Loi sur la sécurité intérieure de 2002 (Loppsi I) renforce le rôle des préfets en matière de facilitation des enquêtes judiciaires, de recherche des délinquants, de développement des moyens de police et de gendarmerie… La révision générale des politiques publiques (RGPP), via un décret paru en février 2010, consacre l’autorité du préfet de région sur les préfets de département, qui se retrouvent en charge de deux domaines : le contrôle de légalité, et le séjour des étrangers et le droit d’asile. « L’une des inflexions les plus remarquables de la politique impulsée par Nicolas Sarkozy – en tant que ministre de l’Intérieur et président de la République – concerne l’extension mais aussi la valorisation de l’autonomie préfectorale » , analyse le ­collectif Cette France-là [[Cette France-là, volume 1 et volume 2,
Cette France-là/La Découverte.]]. Miroir de l’exercice du pouvoir présidentiel, la valse des préfets reflète les orientations de Nicolas Sarkozy en matière de sécurité, d’immigration et de communication en la matière.

La nomination de Christian Lambert à la préfecture de Seine-Saint-Denis en est une récente illustration : « Je demande à Christian Lambert d’affirmer en Seine-Saint-Denis l’autorité de l’État », a déclaré le Président à l’occasion de son déplacement, le 20 avril, dans ce département, en précisant que cette nomination avait « une signification particulière à [ses] yeux ». Celle de son prédécesseur, Nacer Meddah, le 19 janvier 2009, en avait une également puisqu’il était le deuxième préfet « issu de la diversité » nommé par Nicolas Sarkozy. En « récompense » de sa courte action dans le « 9-3 », il a été muté à la préfecture de la région Franche-Comté. À son arrivée, Nacer Meddah avait pourtant souhaité aider la Seine-Saint-Denis « à sortir de ses clichés » et promis d’être « attentif aux autres » , « d’apporter un supplément d’âme » , et de « redonner de l’espoir en allant au charbon » … Contraste avec Christian Lambert : il « a dirigé le Raid, unité d’élite de la police nationale. Il a occupé le poste de directeur de cabinet du préfet de police Michel Gaudin, l’un des plus complexes et des plus sensibles de la République française. Et il a participé à la mise en place de la police d’agglomération de la région parisienne, à ce titre, il connaît bien la Seine-Saint-Denis » , a fait valoir Nicolas Sarkozy en insistant sur la principale qualité qu’il lui trouve : l’efficacité. Ce transfert parle de lui-même. D’autant qu’il intervient au lendemain d’une série d’actes de violence dans le département : saccage d’un lycée professionnel à Gagny, d’un autobus à Tremblay, et mort d’un homme lors d’affrontements entre bandes à Sevran, sur fond de trafics de drogue.

« Dans l’équilibre des forces, c’est un nouvel exemple de dirigisme et d’autoritarisme qui s’exerce sur les collectivités, les élus, la police et les ­gendarmes » , explique Laurent Mucchielli, sociologue spécialiste des questions de sécurité. Les élus locaux ont réagi en regrettant notamment le départ de Nacer Meddah, pas tant pour ce qu’il a fait que pour ce qu’il n’a pas eu le temps de faire. « Depuis quinze ans que je suis maire de Clichy-sous-Bois, Christian Lambert est le 8e préfet de Seine-Saint-Denis » , a déploré Claude Dilain sur France Inter le 21 avril. « Ce département plus qu’aucun autre a impérativement besoin d’une action pérenne de l’État sur les questions fondamentales de la société : l’école, l’éducation, l’accès à l’emploi, à la formation au logement… » , martelait, la veille, dans un communiqué, Patrick Braouezec, député de Seine-Saint-Denis. « Nicolas Sarkozy n’a pas dit un mot des causes de l’insécurité, a regretté Claude Dilain. Il avait tenu le même discours en 2005 à La Courneuve. Depuis, rien n’a changé. » Qu’en est-il des problèmes de transport et des marchands de sommeil ? « La misère et la ghettoïsation entraînent forcément du désordre » , constate Laurent Mucchielli, qui renvoie à l’échec de la rénovation urbaine et au recul de la mixité sociale entraîné par l’assouplissement de la carte scolaire, rapport de l’Agence nationale de la rénovation urbaine (Anru) et de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles à l’appui. «  Les pouvoirs publics communiquent beaucoup moins sur ces indicateurs que sur les statistiques de police », lesquelles sont également sujettes à caution, puisqu’elles ne prennent pas en compte les chiffres de la délinquance mais ceux de l’activité des policiers et gendarmes contre la délinquance. Or, ceux-ci ont reçu « l’injonction de faire baisser les chiffres d’enregistrement de la délinquance pour permettre au ministre, au gouvernement et au Président de ne pas afficher un bilan négatif » , d’après Laurent Mucchielli.

Un bon préfet, selon Nicolas Sarkozy, c’est d’abord un préfet qui répond aux exigences chiffrées du gouvernement en matière d’arrestations de délinquants et d’expulsions d’étrangers en situation irrégulière. « Pour atteindre le nombre de reconduites fixé par Brice Hortefeux, les préfectures sont invitées à rapprocher leur mode d’organisation de celui d’une entreprise » , analyse le collectif Cette France-là en évoquant le tableau de bord stratégique de la préfecture de Paris, qui recense délinquance, vols, trafic de stupéfiants, braquage, immigration irrégulière… « L’administration n’est pas tenue à des objectifs de profit mais de rendement, fait remarquer le philosophe Michel Feher, ­membre du collectif. D epuis les années 1970, on observe un double mouvement paradoxal : d’un côté, l’accès aux droits progresse, et donc la possibilité pour les citoyens de faire valoir leurs droits, mais aussi, en parallèle, une volonté de vider ces droits de leur substance et de court-circuiter cette avancée par un renversement des prérogatives administratives. »

Selon Michel Feher, l’autonomie préfectorale consacrée par la Loppsi I laisse une grande liberté de moyens aux préfets tout en resserrant les exigences de résultats. « Ce qui permet d’optimiser le crédit dans l’opinion et, surtout, de limiter les contre-pouvoirs. Les étrangers sont une population pionnière en la matière car ils représentent un contre-pouvoir ­faible. » Le 21 avril, l’Association des maires ville et banlieue a publié un communiqué rappelant qu’ils avaient déjà expérimenté l’insuffisance des « solutions magiques »  : nomination d’hommes providentiels, vidéosurveillance, suspension automatique des allocations familiales ou harcèlement policier. « Une meilleure politique de sécurité ne remplace pas une politique de la ville » , s’indignent-ils en réclamant le soutien aux réseaux locaux de prévention, aux médecins et travailleurs sociaux, et plus de présence humaine, policière et non policière, dans l’espace public, les quartiers, les transports et les établissements scolaires. « Il n’y a toujours pas de nouveaux contrats de ville, pas de nouvelles géographies de la politique de la ville, et pas de réforme des dotations de péréquations financières entre les collectivités » . Pour ces maires, « les initiatives gouvernementales n’apporteront de solutions aux problèmes de leurs villes que si elles permettent de nouvelles coopérations entre l’État et les collectivités » . Avis aux préfets.

Société
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