Dieu, les Arabes, les femmes, le monde…

Le pèlerinage est l’occasion de rencontres avec des musulmans de toutes nationalités et d’autant de discussions sur le Moyen-Orient comme sur le contexte international. Le regard de Saad Khiari.

Saad Khiari  • 15 avril 2010 abonné·es

El hadj Mohammed Reghissa est âgé de 80 ans. Il a onze enfants, tous mariés, et prend le temps de ­compter avant de dire le nombre de ses petits-enfants. Petit agriculteur, il a vécu avec sa famille du travail de la terre, et consacré le peu de temps libre dont il disposait à apprendre le Coran à ses enfants et à ceux des voisins. Car il a appris le Coran dans son intégralité et connu la pratique de l’islam au sein d’une zaouïa (confrérie religieuse rurale) dont son père et d’autres membres de sa famille étaient adeptes. Je l’ai rencontré dès mon arrivée à La Mecque. Il tenait un coran dont il feuilletait trop rapidement les pages. Je voulais savoir pourquoi. Il m’a répondu qu’à son âge sa mémoire lui jouait des tours et qu’il ne pouvait plus réciter le Coran en entier sans l’aide du livre. Il m’apprit qu’il habitait à 200 km au sud d’Alger et qu’il avait été obligé de fuir sa ferme avec femme et enfants à cause des « terroristes islamistes » . « Ce ne sont pas des musulmans, me dit-il. Ce sont des sauvages qui n’ont rien à voir avec l’islam. »

Sa famille fut éparpillée dans plusieurs cités d’urgence plus proches de la capitale. Elle y a fait souche depuis. Repartir à zéro à l’âge de 65 ans ne lui a pas fait peur. C’est le destin, m’a-t-il dit. « Dieu décide de nous éprouver quand il veut, et l’homme ne peut rien contre la volonté divine. » Ses enfants n’ont été ni à l’école française ni à l’école algérienne parce que le village le plus proche était à 12 km et qu’il avait besoin de tous les bras valides pour vivre. Le voyage à La Mecque, il le doit à un ami. Il a déjà accompli le grand pèlerinage grâce à l’effort collectif de ses enfants. Rien ne lui fait peur parce qu’il croit en Dieu et qu’il pense avoir toujours obéi à ses commandements. La zaouïa lui a tout appris. Il lui doit tout. L’amour est plus fort que la haine, et, tous les matins, quand il se lève avant l’aube pour la première prière de la journée, il attend avec beaucoup de sérénité les premières lueurs du soleil avant de lever ses mains jointes vers le ciel pour remercier Dieu de tant de félicité. Il n’a plus aucun bien. Il vit du minimum vieillesse et de l’aide de ses enfants. Il n’a pas peur de l’avenir. « Dieu recommande de ne jamais désespérer de sa miséricorde. » C’est le conseil qu’il me donna avant de prendre congé de moi et de reprendre sa lecture du Coran.

Le séjour à La Mecque est une véritable épreuve physique. D’une part, à cause de la foule et, d’autre part, à cause des travaux titanesques entrepris autour de la Grande Mosquée. La moitié de la ville a été rasée, y compris les grands hôtels et les centres commerciaux, pourtant à peine achevés ; l’objectif des autorités, gardiennes des lieux saints de l’islam, étant d’aménager les espaces les plus larges possible pour la prière autour de la Kaaba. Je fais partager mon admiration pour le gigantisme des travaux à mon voisin saoudien, qui, sensible au compliment, accepte d’engager avec moi la conversation. Jalal, la quarantaine, portant beau, dirige une société de transport par camions ; une affaire familiale prospère. Il rend inévitablement hommage à la famille royale pour avoir transformé le pays, se dit confiant pour l’avenir immédiat, mais il ajoute : « Je reste inquiet pour ce qui concerne l’environnement international et le problème israélo-palestinien en particulier. » Cette question reviendra tout le temps chez mes interlocuteurs, qui datent l’instabilité au Moyen-Orient de la création de l’État d’Israël. L’Occident est accusé d’avoir transféré aux Palestiniens sa responsabilité dans le massacre des juifs durant la dernière guerre et d’avoir commis la plus grave des injustices à l’égard du peuple palestinien. Ici, tout le monde pense que la justice divine triomphera un jour.
Mon interlocuteur ne souhaite pas voir l’Iran se doter de l’arme atomique : « Non pas à cause des dirigeants iraniens actuels, précise-t-il, ils sont appelés à disparaître un jour, mais à cause de l’histoire très particulière des relations entre les Perses et les Arabes. » Il admet cependant que l’Iran, au même titre qu’Israël, a le droit de développer son programme nucléaire et réfute catégoriquement l’argument avancé par les Occidentaux faisant passer les Iraniens pour des irresponsables à cause du discours de leur Président : « Israël aligne plus d’extrémistes dans sa classe dirigeante que ne le fait l’Iran » , juge-t-il. Il critique les États-Unis mais sans jamais les nommer. « C’est l’Occident qui a menti au sujet des armes de destruction massive, et qui a fait la guerre aux Irakiens, estime-t-il *, et qui n’intervient, au prétexte de voler au secours de la démocratie, que là où il y a des richesses en sous-sol. »* Pour lui, la société musulmane est condamnée à s’ouvrir à la modernité, y compris la société saoudienne, mais ni aux conditions ni selon le calendrier des Occidentaux. Ma critique de la condition de la femme en terre d’islam et particulièrement dans la péninsule arabique semble l’avoir un peu déstabilisé ; ne s’attendant pas à entendre ces mots de la bouche d’un musulman d’Occident, il rétorque : « Laissez-nous aller à notre rythme, n’avez-vous pas mis des siècles en Occident avant d’accorder certains droits à la femme ? »

« L’Occident n’a jamais voulu être un partenaire loyal et a toujours pensé à son intérêt immédiat, poursuit-il *, et l’islam ne lui a jamais posé de problèmes particuliers tant qu’il contrôlait les gisements pétroliers. »* S’il n’est pas au courant du débat en France sur la « burqa » (en réalité, le niqab), il se souvient en revanche du débat sur le foulard et ne comprend pas comment un pays comme la France a pu – c’est ainsi qu’il le dit – « interdire aux musulmans d’exercer leur culte » . Le même grief entendu dans les pays musulmans que j’ai visités depuis cette affaire de foulard, et qui est la conséquence d’un manque de pédagogie et de clarification. Il m’a fallu définir la notion de laïcité pour arriver à convaincre Jalal. Je garde le souvenir d’un homme sans préjugés et ouvert au dialogue. Dans l’ensemble, les Saoudiens sont d’une courtoisie distante à l’égard de leurs ­visiteurs-pèlerins et abordent très rarement des sujets autres que la pratique de la religion ou l’exégèse coranique.

Le lendemain, au déjeuner, discussion avec un groupe de Tunisiens. Des enseignants pour la plupart. Ils considèrent que l’islam doit faire son aggiornamento et que, pour ce faire, il doit échapper au contrôle très strict imposé par les pouvoirs en place. Je m’étonne que l’exemple n’ait pas été donné par les Tunisiens, réputés pour leur souci d’assurer toujours un coup d’avance sur leurs voisins et légitimement fiers d’avoir des islamologues de premier plan. La gêne est réelle. La méfiance entre eux est perceptible. En rendant hommage à certains penseurs tunisiens qui travaillent depuis quelque temps sur l’évolution de la pensée islamique, et sur la manière d’échapper à l’exégèse traditionnelle, j’arrive à relancer la discussion, mais cette fois sur les problèmes de l’Afrique du Nord et, particulièrement, de l’Algérie. Le désarroi de l’ensemble de mes interlocuteurs est sincère, à l’évocation du gâchis invraisemblable que subit leur grand voisin, et dont les causes sont attribuées à « la mauvaise gouvernance » , aux « extrémistes islamistes » et à ce qu’ils appellent la « malédiction du pétrole » . Même si le cliché ­semble éculé, il n’en demeure pas moins que ce sont les mêmes explications que l’on entend partout. Le blocage des relations entre le Maroc et l’Algérie, la Libye « incontrôlable » et la Mauritanie « introuvable » font regretter à l’ensemble du groupe l’absence de perspectives de développement régional et l’éloignement de plus en plus évident de toute possibilité de construction du Grand Maghreb. S’ils ont conscience de l’avantage qu’ils possèdent par rapport à d’autres pays musulmans en matière de libération et de droits de la femme, ils savent qu’ils le doivent à feu Bourguiba et restent persuadés que ce genre de victoire est irréversible. Ils n’ont pas de recettes à proposer aux autres pays « frères » si ce n’est celle qui passe par la qualité, le niveau et la généralisation de l’enseignement, seuls éléments garants d’une véritable libération de l’homme et de la femme. Mais on sent, malgré l’atmosphère détendue, qu’il y a des sujets qu’il vaut mieux ne pas aborder et que la liberté de parole reste un problème préoccupant, en Tunisie et au Maroc.

S’il fallait attribuer le prix de la courtoisie et du sens de la cohabitation au milieu de cette foule, la palme reviendrait aux Ma­laisiens. Suivis des Pakistanais, des Indiens, des Bangladais. En queue de peloton, l’Égypte, les pays du Maghreb et l’Afrique noire. Une mention particulière irait aux Turcs, dont tout le monde se méfie en ­raison de leur propension à se déplacer en groupe, à l’assaut aussi bien des lieux de prière que des espaces publics. Tout comme les Iraniens, qui nouent difficilement contact avec les autres. La barrière de la langue en est certainement la principale raison.

On est fasciné par l’intensité du recueillement chez les Asiatiques. On observe de véritables « visages de lumière » , insensibles au monde extérieur et complètement absorbés par la méditation. Les longues barbes soyeuses lissées de temps à autre par des doigts d’une extrême finesse, dans des gestes d’une élégance infinie, ajoutent encore plus de sérénité à des prieurs extatiques, échappant à la gravitation terrestre. Cette capacité de se détacher du monde immédiat remonte certainement aux ­ancêtres qui adoraient d’autres divinités avant l’islam et qui avaient probablement réussi à maîtriser les gestes leur permettant d’accéder à l’invisible et au sublime. Le spectacle est encore plus ­saisissant lorsque les plus âgés parmi eux dirigent vers le ciel les deux mains jointes et ouvertes à l’approche de l’appel du muezzin pour la prière du maghrib (les vêpres). On a l’impression que leurs incantations à peine murmurées et le regard toujours accroché à l’infini du ciel arrivent à faire céder le soleil et à le faire partir derrière l’horizon, pour qu’aussitôt s’élève de nulle part l’appel du muezzin qui impose un silence impressionnant, à peine entrecoupé par les cris et les courses folles des hirondelles.

Je n’ai pu m’empêcher d’aller vers l’un de ces hôtes de La Mecque. J’ai dit en anglais que je venais de Paris. Lui est Pakistanais, ancien employé de la compagnie aérienne pakistanaise, et se prénomme Akbar. Il a travaillé à l’agence de Paris durant cinq ans, à l’issue desquels il a fini par parler remarquablement le français. Il vit auprès de ses trois grands enfants à Birmingham, contraint de quitter Islamabad à la suite du décès de sa femme. Il est venu accomplir la umra avec son petit-fils âgé d’à peine 10 ans et déjà hafiz (mémorisant le Coran). Son ton est affable. J’aurai avec lui durant deux jours des échanges d’une grande richesse. D’emblée, quand je rappelle que le Pakistan a donné au monde musulman quelques-uns des plus grands penseurs de l’islam, et que je poursuis en lui disant que, de mon point de vue, l’islam retrouvera ses lumières grâce aux pays non arabophones tels que l’Inde, le Pakistan, l’Iran, la Ma­laisie et l’Indonésie, entre autres, il me fait part de sa gêne, dictée sans doute par une modestie naturelle.

J’argumente en reprochant aux pays arabes d’avoir toujours considéré qu’ils avaient la maîtrise de l’islam du fait que l’arabe est la langue du Coran. Il essaya de modérer mes affirmations : « La oumma est suffisamment riche de talents, et il ne sert à rien de faire des distinctions dans les mérites des uns et des autres » , a-t-il conclu. Seules devaient importer, pour lui, « l’intensité de la foi, l’étude du texte sacré et la conformité au message du Prophète » . Le long développement de sa pensée par la suite me fit deviner qu’il appartenait probablement à une confrérie soufie. Je voulus m’en assurer mais, à sa façon d’éluder ma question, je compris que j’avais vu juste.

Nous avons parlé mysticisme, spiritualité, poésie, musique et politique. L’hostilité de l’Occident à l’égard de l’islam trouve d’après lui son explication dans le fait que les deux parties n’ont jamais eu réellement la volonté de mettre fin à une situation conflictuelle née dès la révélation islamique. « Les chrétiens n’ont jamais accepté, selon lui, l’intrusion [au VIIe siècle] d’une religion venue bouleverser un ordre établi. » « Quant aux musulmans, ils sont persuadés de détenir “la” vérité, au prétexte d’avoir adopté la dernière religion révélée, venue à point nommé pour corriger les dérives des hommes. » Cela ne pouvait que générer un conflit d’intérêts. La sagesse voudrait que toutes les spiritualités se rencontrent pour mettre fin à une dérive de plus en plus inquiétante.

Le débat en France sur le voile a surpris Akbar plus qu’il ne l’a contrarié : « Je n’imagine pas ce genre de conflit en Grande-­Bretagne, dit-il *, où on est plus respectueux des croyances et des pratiques des autres. »* Connaissant assez bien la société française, il pense que ces problèmes avec l’islam sont créés de toutes pièces par les Français eux-mêmes. « Il s’agit, juge-t-il, plus de rancœur accumulée à la suite de la disparition de l’empire colonial français que de vrais problèmes de société. » Pour lui, la politique est la raison principale de ces turbulences. Il suggère que les Français de confession musulmane se battent sur le terrain de la justice et de l’égalité des chances plus que sur des questions, somme toute mineures, telles que l’édification des lieux de culte ou la question du voile. Pour ce qui concerne la société musulmane et le monde musulman en général, Akbar pense que le retard accumulé depuis des siècles sera un jour surmonté, et que c’est le destin de toutes les civilisations de connaître le déclin avant de renaître. Il cite les perspectives actuelles de l’Inde et de la Chine.

Me voilà à Médine, deuxième ville sainte de l’islam, chère au cœur des musulmans, en reconnaissance à l’égard de ses habitants pour l’accueil réservé à Mahomet et à ses compagnons lors de leur exil. Mes critiques à l’égard des pays musulmans sur les questions relatives au statut de la femme, sur leur suspicion à l’égard de la laïcité, sur le refus de certains pays de s’ouvrir à la modernité, sur l’émergence d’un islam radical et extrémiste trouvent toujours des oreilles attentives. Sans plus. J’aurais aimé entendre plus de critiques que de discours convenus. Mais les lieux et l’objet du séjour ne s’y prêtent pas. L’ambiance est à la méditation.

Le visiteur venu d’Occident repart avec le sentiment de s’être allégé d’un certain nombre de préjugés accumulés au nom d’une supériorité technologique et d’une richesse supposées légitimes et pérennes. Les héritiers de vieilles civilisations qui sont venus se ressourcer dans ces lieux saints mesurent mieux que nous la fragilité des biens matériels et l’inanité des victoires remportées sur plus faible que soi. Je forme le vœu à mon tour que nous, voyageurs venus de l’Occident dit civilisé, riche et puissant, puissions nous débarrasser de nos insolentes certitudes et nous ouvrir vers les autres pour mieux appréhender le monde.

Publié dans le dossier
Voyage au coeur de l'islam
Temps de lecture : 14 minutes