L’émergence d’un mouvement

De retour de Cochabamba, Patrick Farbiaz a constaté
un renouveau
de l’altermondialisme,
bien qu’une réelle coalition mondiale contre la crise climatique reste à construire.

Patrick Farbiaz  • 29 avril 2010 abonné·es

La Conférence mondiale des peuples sur le changement climatique et les droits de la Terre mère, qui s’est déroulée du 19 au 22 avril à Cochabamba, avait le goût d’un Forum social. Mais c’était autre chose : un objet politique tente de s’inventer. Bien sûr, on y retrouvait les ingrédients qui ont fait le succès des rassemblements altermondialistes : 35 151 accrédités, 142 pays représentés, 42 délégations officielles, 17 ateliers principaux (sur le financement, la dette climatique, les réfugiés climatiques, les forêts, le protocole de Kyoto…), le « off » et sa « Mesa 18 » – une sorte de 18e atelier en dehors de la programmation officielle –, les grand-messes avec Naomi Klein, Noam Chomsky, Vandana Shiva, des producteurs de commerce équitable […].
Mais il y avait plus. D’abord, la présence massive des Indiens aymaras et quechuas. Leur conception de la « Pachamama », la Terre mère, a imprégné le contenu des débats. La Pachamama implique un autre rapport à la terre, à l’air et à l’eau. Dans la tradition des peuples indigènes, la possibilité même d’une marchandisation des éléments fondamentaux de la vie est un non-sens. […]

Juste avant le sommet, les associations et les coopératives de quartier de Cochabamba avaient organisé la Feria del agua (Féria de l’eau) pour débattre de la lutte contre la privatisation de l’eau dans le monde. Une marche indépendante s’est tenue avec 7 000 personnes, organisée par la Coordination de l’eau et de la vie. Les mouvements indigénistes qui ont organisé la Mesa 18 se sont montrés des plus critiques. Ils demandent à Evo Morales de ne pas avoir un double discours sur le monde et une pratique qui ne tient pas compte des questions environnementales en Bolivie.

Le sommet a été conçu par le président bolivien lui-même. Organisée sur son terrain, Cochabamba, […] la conférence mondiale était donc sponsorisée par l’État. […] Evo Morales et Alvaro Garcia Linéra, son vice-président, étaient partout, tout comme les ministres et les vice-ministres. D’où l’ampleur prise par la déclaration malheureuse d’Evo Morales sur les patates hollandaises et les poulets transgéniques qui « rendent chauves » et « changent l’orientation sexuelle des hommes européens ». Le collectif des gays, lesbiennes et trans boliviens a d’ailleurs immédiatement dénoncé avec vigueur ce qui apparaissait comme une régression pour nombre de participants boliviens ou non-boliviens. La dimension géopolitique marquait également l’implication des structures étatiques, comme en a témoigné l’importance prise par les discours de clôture des représentants de l’Alba, l’alliance bolivarienne qui regroupe le Venezuela, le Nicaragua, l’Équateur, la Bolivie et Cuba. […]
Peu de représentants officiels d’autres pays étaient présents. Si Brice Lalonde, l’ambassadeur du climat de Sarkozy, a fait une apparition, l’absence des représentants européens n’est pas liée seulement à l’irruption du volcan islandais. Pour l’Union européenne, qui n’a plus de politique claire après Copenhague, la Bolivie sent le soufre.
Mais l’absence de représentants africains ou asiatiques significatifs est peut-être plus préoccupante. Cochabamba est un espace confiné à l’Amérique du Sud, et la coalition planétaire contre la crise climatique reste donc à construire.

Mais Cochabamba a constitué une étape décisive avant le sommet de Cancun, au Mexique, en novembre 2010. Copenhague a été un échec. La conférence de Bonn, début avril, aussi. Cancun se présente très mal. Le mouvement pour la justice climatique a maintenant, après Cochabamba, un stock de propositions validées qui peuvent être mises au débat : la constitution d’un tribunal de la justice climatique, un référendum mondial le 22 avril 2011, des propositions sur le financement et le refus du marché des droits à polluer, l’imposition du paiement de la dette climatique, la réaffirmation des objectifs de 50 % de diminution des gaz à effet de serre en 2020 dans les pays industrialisés…

La Conférence a adopté une déclaration finale, intitulée « Accord des peuples », qui va être intégrée officiellement comme un ensemble de propositions dans le texte de négociation sur le climat mené par les Nations unies. […] L’idée a été lancée par l’Équateur à la cérémonie de clôture tenue devant les 30 000 spectateurs rassemblés au stade de Cochabamba. Son représentant a proposé une collecte de fonds, voire un don, de 2,5 millions de dollars en faveur des États-Unis pour qu’ils signent le protocole de Kyoto. […] La gauche latino-américaine a l’intention de faire de Cancun un « Seattle du climat » où les peuples pourraient cette fois participer à la négociation, en s’appuyant sur un groupe d’États déterminé à s’opposer aux intérêts égoïstes.
Le principal enseignement de la première conférence des peuples sur le changement climatique est là : l’émergence d’un mouvement structuré au niveau mondial pour imposer un rapport de forces à partir de propositions alternatives. Evo Morales a d’ailleurs proposé la constitution pérenne d’un Mouvement international pour la défense de la Terre mère, dans le prolongement de la conférence. Le renouveau de l’altermondialisme est peut-être dans cette construction, alliant les nations, les peuples, les États et les ONG sur des objectifs concrets. À Tiquipaya, en tout cas, beaucoup y croyaient.

Idées
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