Voir et faire savoir

Après un reportage
et un documentaire,
Jean-Christophe Klotz réalise une fiction,
Lignes de front,
sur le génocide rwandais et le pouvoir des images.

Ingrid Merckx  • 1 avril 2010 abonné·es

Je veux voir était le titre du film de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige sur les conséquences de la guerre au Liban en 2006. « Je voulais voir… », lâche Antoine (Jalil Lespert), le personnage journaliste de Lignes de front, au milicien hutu qui vient de le capturer à Kigali. Voir quoi ? Montrer quoi ? Ces questions deviennent obsédantes quand il
s’agit de filmer un massacre, des morts. Alerté par Jacques Rivette, Serge Daney faisait du travelling de Kapo (1961) « le point limite de tout débat », parce que, dans cette fiction sur l’horreur nazie, le réalisateur Gillo Pontecorvo montrait une jeune femme se suicidant puis recadrait en ­contre-plongée sur son cadavre. Dans Lignes de front, fiction de Jean-Christophe Klotz sur le génocide rwandais, Antoine, jeune journa-
liste français reporter d’images, zoome, soudain pris de fureur, sur des cadavres au bord d’une route. Allant même jusqu’à en retourner un, qui râle… « Elle est vivante » , hurle-t-il, laissant sa caméra pour emporter vers un hôpital cette femme, qui ne s’en sortira pas. Antoine passe la ligne, les lignes : de la décence puis, comme pour réparer, du recul que lui impose sa caméra. Intervenant dans « son champ », il abandonne ses positions de journaliste, blanc, étranger. Et ses illusions. « Il faut que les gens sachent », expliquait-il, peu avant, à Clément, étudiant hutu avec qui il était venu au Rwanda dans l’espoir de filmer autre chose que les journalistes parqués dans le même hôtel.

On est en avril 1994. Le génocide s’étend. Kigali est désert et jonché de cadavres. Des gens ramassent des corps, brûlent des vêtements. Des rescapés se terrent. Le général casque bleu évoque le manque d’eau et la responsabilité de la France. Antoine veut « faire quelque chose » . Lignes de front est un film sur sa désillusion. Politique, professionnelle et humaine. Ses bonnes intentions et ses armes (un viseur en noir et blanc, ses expériences passées) chavirent face au mal. Les images qu’il parvient à diffuser en France seront reprises par toutes les télévisions mais visionnées par les miliciens hutus qui y trouveront matière à un nouveau massacre. Erreur dont il ne se remettra pas. Lignes de front est aussi un film sur l’impuissance. Jean-Christophe Klotz a réalisé un reportage au Rwanda en 1994, puis un documentaire, Kigali, des images contre un massacre, en 2005. Lignes de front est la dernière étape d’un processus. Antoine, personnage de fiction, est la reconstruction crédible d’une expérience réelle. L’aboutissement d’une réflexion honnête et lucide sur le témoignage et sur ses limites.

Culture
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