« Femmes du Caire » : Entretien avec Yousry Nasrallah

L’Égyptien Yousry Nasrallah donne la part belle aux femmes,
qu’il s’agisse des actrices ou des personnages
de son film.

Christophe Kantcheff  • 6 mai 2010 abonné·es
« Femmes du Caire » : Entretien avec Yousry Nasrallah
© PHOTO : DR

Politis : C’est la première fois que vous n’écrivez pas le scénario de votre film. Pourquoi avoir eu envie de filmer ce scénario de Waheed Hamed ?

Yousry Nasrallah : Waheed Hamed est un grand scénariste, qui écrit des films très critiques sur l’emprise de l’islamisme militant sur la religion en Égypte et sur l’incursion du religieux dans le politique. Dans Femmes du Caire , cette question n’est pas traitée frontalement mais à travers les rapports entre les personnages. Les histoires développées par le scénario m’ont séduit, parce que les personnages, les femmes plus particulièrement, alors qu’elles sont sous la domination des hommes, ne se définissent pas comme victimes, ce qui est pourtant un trait d’esprit courant chez les Arabes, qui se disent victimes du gouvernement, de la société, de l’impérialisme… C’est aussi le résultat d’années de dictature. Là, les personnages résistent en tant qu’individus.
Autre chose m’a intéressé. Alors que, dans mes films précédents, les personnages ont déjà rompu avec l’idéologie et le code moral dominants, dans Femmes du Caire , les femmes sont a priori conventionnelles. Elles ­veulent obéir aux normes, ne sont ni révoltées ni féministes nées. Et puis, à un moment donné, ce n’est plus possible pour elles. Le film montre donc comment elles réalisent que ce joug-là est en train de les étouffer, de les tuer et qu’elles doivent s’en libérer.

Vous avez voulu donner
une représentation des femmes qui n’existe pas dans le cinéma égyptien d’aujourd’hui…

Oui, c’est-à-dire des femmes capables de désir. Les femmes dans le cinéma égyptien, depuis le début des années 1980, provoquent le désir des hommes mais n’en éprouvent pas elles-mêmes, ce ne sont pas de véritables personnages. Cela se traduit même dans l’industrie cinématographique. Depuis trente ans, la présence d’une star féminine dans un film ne suffit pas pour le financer. Alors que, des années 1940 à 1970, le cinéma égyptien existait aussi avec ces grandes comédiennes qu’étaient Souad Hosny, Nadia Lotfi, Faten Hamama, Hind Rostom… Aujourd’hui, Yousra, qui est une immense vedette, est obligée de faire de la télévision, car il est impossible de monter un film sur son nom. Donner un vrai rôle à une femme est transgressif dans le cinéma égyptien. Pour le public, je crois que ce qui était le plus choquant et le plus séduisant dans Femmes du Caire, c’est la manière dont les femmes y sont représentées, sans rapport avec celle dont le cinéma égyptien, commercial ou non, les montre.

Quel accueil le film a-t-il reçu en Égypte ?

Il a eu un succès public et a provoqué beaucoup de débats, autour des rapports hommes-femmes bien entendu, et sur l’image que donne le film des unes et des autres. Je crois que le film montre que les hommes et les femmes subissent une même structure sociale et morale. Les femmes n’ont pas la possibilité de s’imposer comme figure d’autorité tandis que les hommes doivent tout dominer et tout gérer, ce qui est lourd à porter. Même si l’on sait que ce système de domination masculine a des failles, la société égyptienne ne souhaite pas en changer car l’inconnu lui fait peur. Il ne faut pas oublier que ce sont les femmes qui transmettent ce système d’organisation aux enfants, c’est clairement rappelé dans le film. Cela dit, il est vrai que, dans Femmes du Caire , les hommes s’en sortent moins bien que les femmes.

Les personnages principaux, Hebba et Karim, travaillent dans les médias, lui est journaliste dans un quotidien d’État, elle est animatrice sur une chaîne de télévision privée où elle semble avoir plus de liberté. Où en est la liberté d’expression dans les médias égyptiens ?

L’espace de liberté est assez large, dans la presse indépendante comme dans la presse officielle. Mais la critique du pouvoir est organisée, exercée, et donc neutralisée, par le pouvoir lui-même. Dès que la critique se traduit en possibilité d’actions, quelles qu’elles soient, alors les problèmes commencent, et la censure intervient. Globalement, le mot d’ordre, c’est : « Dites ce que vous voulez mais ne faites rien. »

Femmes du Caire* a-t-il eu un problème avec la censure ?**

On m’a demandé de faire une coupe dans le dernier plan de la séquence de l’avortement, où l’on voyait le fœtus partir. Le film aurait été interdit aux moins de 18 ans si je n’avais pas accepté cette coupe. Or, je souhaitais que les adolescents puissent le voir. Mais, par ailleurs, en quoi le film pouvait-il gêner ? Le sous-texte du film est extrêmement gênant, sur la façon dont fonctionne le couple, le mariage, la morale. Mais les phrases qui sont prononcées sur la corruption ou les compromissions du gouvernement ne le gênent pas. D’ailleurs, tout le monde sait cela. C’est pourquoi je ne ferai jamais un film uniquement là-dessus. Ce qui est plus intéressant, c’est de voir comment se traduit la pourriture politique et morale du système dans les relations entre les personnes.
Par ailleurs, avant sa sortie, le film a subi une offensive très forte de la part des intégristes. Des avocats l’ont accusé d’immoralité, et des groupes sur Facebook l’ont attaqué et ont incité à ne pas aller le voir. Cela a été particulièrement dur pour Mona Zaki, qui interprète Hebba. Elle est une star en Égypte, et a toujours eu des rôles de petite jeune fille vertueuse. Ici, elle est filmée comme une femme, et elle joue dans un film sur l’oppression des femmes… Elle a été traitée de pute, son mari de maquereau.

Votre approche de la mise
en scène a-t-elle été changée, le scénario ayant été écrit
par quelqu’un d’autre ?

Le scénario était plus démonstratif que les miens dans les dialogues, mais je n’ai pas voulu y toucher. Comme s’il s’agissait d’une pièce de théâtre. Au début, j’ai vécu cela comme une contrainte, mais ensuite, cela a été très libérateur. D’autant que le scénario ne comportait aucune indication de mise en scène. En travaillant ainsi sur les dialogues, j’ai découvert que les échanges dans le film ont tous un côté procédurier. Tout le monde se dit : « Je te donne, tu me donnes », « je fais, tu fais »… Cette dimension quasi paranoïaque est emblématique de l’état des rapports sociaux en Égypte. On utilise le langage procédurier pour cacher le désir et l’émotion. La mise en scène devait raconter cela, et donc révéler l’émotion.

Femmes du Caire* est un film grave avec des moments de comédie. Dans quel genre cinématographique le placeriez-vous ?**

Pour moi, c’est un mélo. J’avais en tête les mélos américains des années 1950, ceux de Douglas Sirk ou All About Eve de Mankiewicz. Dans un autre genre, Cris et chuchotements de Bergman. S’il est traité à la fois avec humour et sérieux, le mélo, qui est une forme populaire, peut être très subversif.

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