La vie, matière fuyante

Dans « Ciseaux, papier, caillou », l’Australien Daniel Keene montre comment se désagrège l’univers d’un tailleur
de pierre frappé
par le chômage.

Gilles Costaz  • 20 mai 2010 abonné·es

Jadis, dans la littérature ­d’inspiration socialiste, l’ouvrier était un héros positif. À voir son image, dans un certain théâtre moderne, on pourrait parler, non d’un héros négatif, mais d’un homme en négatif, comme si tout ce qui se passe en lui et qu’il ne perçoit pas était le plus important de son existence. Ce n’est pas tout à fait l’inconscient. C’est l’inachevé, le suspendu, le mal connu qui rôdent dans la tête de l’être humain.

Ainsi sont les personnages du Norvégien Jon Fosse, êtres simples saisis par des sentiments complexes qu’ils ne savent formuler, et ceux de l’Australien Daniel Keene. C’est ce dernier, Keene, qui revient aujourd’hui à l’affiche, à la Colline, après une certaine désaffection des théâtres français, qui avaient joué et rejoué ses pièces pour le laisser de côté un moment. Mais Ciseaux, Papier, Caillou , qui a d’abord été présenté à la Maison de la culture d’Amiens, le replace au premier rang des auteurs saisissant le monde moderne comme sans effort, comme si ses pièces étaient des dessins faits de quelques rares coups de crayon.

Un homme est frappé par le chômage. Tailleur de pierre, il est contraint à l’inaction. Il se souvient qu’il n’a sculpté qu’une œuvre d’art, une Vierge, et il part sans cesse avec son chien vers le lieu où il travaillait, tournant en rond dans la brume de sa pensée blessée. Ses relations avec les autres en deviennent difficiles. Avec sa fille, l’accord ne se détruit pas mais se modifie. Avec sa femme, le fossé se creuse, mais pas d’une manière irréversible. Avec son camarade de travail, l’amitié ne fonctionne plus guère que sur le partage d’une cigarette (et le copain aimerait bien ­lutiner la femme quand le mari erre loin de la maison). L’homme brisé tente confusément une difficile ­réconciliation avec lui-même, les siens et le monde.

Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau sont des metteurs en scène de l’épure, à des années-lumière du théâtre social. Il y a bien une table en formica sur la scène, mais c’est pour mieux encadrer la réalité dans ­l’abstrait et le signe. Une bonne partie de l’action se déroule derrière un rideau blanc, ce qui crée non pas des ombres chinoises mais des formes fuyantes, tels des tableaux abstraits dont on doit deviner le sens. La vie est une chose imprécise : il faut donc en cerner le flou en associant le flottant du vague à l’âme et la redoutable précision de la présence humaine.

Carlo Brandt endosse le rôle central du tailleur de pierre égaré avec une admirable et trompeuse placidité. Il compose touche après touche un athlète vaincu, un manuel aux mains inutiles traversé par un rêve obscur. Il est entouré de partenaires qui partagent avec lui ce sens de l’abstrait et du concret imbriqués : Camille Pélicier-Brouet, la fille dansant entre le tumulte et le silence, Marie-Paule Laval, l’épouse pleine d’un amour caché, et Philippe Smith, l’ami banal et sans morale. Avec ses passages du sonore au murmure à peine audible, le spectacle exige un réel effort du spectateur, très heureux cependant de cette acclimatation de l’impressionnisme à la scène.

Culture
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