Le moujik mène la danse

Julie Brochen donne
à « la Cerisaie », récit
de la chute d’une famille bourgeoise, un climat de folie et de fantaisie.

Gilles Costaz  • 6 mai 2010 abonné·es

Le Théâtre national de Strasbourg est entré dans une nouvelle ère, avec l’arrivée récente de Julie Brochen comme nouveau maître à bord, en remplacement de Stéphane Braunschweig (parti diriger la Colline, à Paris). Avec la Cerisaie , Julie Brochen réalise son premier nouveau spectacle, puisqu’à la rentrée elle avait repris et retouché sa mise en scène ancienne de la Cagnotte , de Labiche. Tchekhov, c’est l’un de ses domaines favoris. Elle avait fait merveille, en 2003, quand elle avait monté Oncle Vania , spectacle applaudi, filmé, longtemps en tournée. À présent, elle aborde la Cerisaie dans le même esprit, avec une troupe fidèle mêlée à des comédiens invités et un style qui fait beaucoup intervenir le chant et la musique, comme pour faire courir et danser la force méditative de la pièce.
On ne raconte pas la Cerisaie , cette fuite en avant d’une famille qui ne veut pas voir la réalité de sa situation financière, cultive ses sentiments et ses ennuis, jusqu’au jour où un bouseux la met dehors. Ce moujik a racheté la propriété pour la détruire et en faire – déjà ! nous sommes en 1904 – des lotissements. Alors que, l’an dernier, Alain Françon, se souvenant de la création par Stanislavski, faisait jouer la pièce dans un grand salon, Julie Brochen la représente devant et dans une cage circulaire – la serre des cerises –, bel objet de fer forgé qui évoque autant une enceinte pour fauves de cirque que le lieu du jardinage. Cette cage peut se soulever et dispa­raître, mais elle est le lieu essentiel, là où les personnages s’emprisonnent et se libèrent selon les moments.

Les premiers instants sont d’abord très classiques : les rencontres et les passages des uns et des autres sont dominés par la présence autoritaire de la fille, Varia (très bonne Muriel Inès Amat). Le personnage de la mère inconsciente des événements, Lioubov, est noyé dans le groupe quand, peu à peu, son interprète, Jeanne Balibar, prend ses distances avec la tradition : l’espace circulaire dessiné par la cage se transforme en une sorte de music-hall. Lioubov conte sa vie en pianotant et en chantant parfois. Elle est une femme du monde et une artiste à la fois. Quand il faudra quitter la maison, elle partira dans sa magnifique robe du soir, le dos nu. Comme l’une des protagonistes a de petits dons de magicienne (Cécile Péricone), la mise en scène joue avec cet aspect-là pour développer un climat de folie et de fantaisie, comme si le théâtre et les variétés étaient les derniers plaisirs du groupe avant la chute.

Il y a sans doute un peu trop de musique (les héros de Tchekhov sont transformés en chœur, par moments, cela a quelque chose de trop prémédité) et trop de gratuité dans le jeu avec un plateau tournant. Mais le spectacle est d’une émotion forte, grâce à sa musique intérieure (au moins aussi forte que la musique instrumentale et vocale) et à la singularité de ses interprètes, Jeanne Balibar, Jean-Louis Coulloc’h, Fred Cacheux, Hélène Schwaller, Vincent Macaigne, Gildas Milin notamment.

Culture
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