« En France, la filiation est sacralisée »

Le droit à l’adoption par des couples homosexuels avance dans de nombreux pays. La France, en revanche, persiste à empêcher cette mesure d’égalité. Une résistance qui témoigne d’une volonté de naturaliser l’ordre social.

Olivier Doubre  • 24 juin 2010 abonné·es
« En France, la filiation est  sacralisée »
© PHOTO : SMIDT/AFP * Enseignant à l’École normale supérieure et chercheur à l’Iris (CNRS/EHESS). Dernier ouvrage paru : Le Sexe politique. Genre et sexualité au miroir transatlantique (éd. EHESS, 2009).

Politis : À la veille de la Gay Pride 2010, diriez-vous que
la revendication pour autoriser l’adoption d’enfants
par les couples de même sexe constitue aujourd’hui
l’un des derniers combats
pour l’égalité des droits
en France par rapport
aux couples hétérosexuels ?

Éric Fassin : C’est effectivement un enjeu actuel, car l’adoption reste un point de forte résistance à l’égalité des droits. Toutefois, si cette bataille est la dernière en date, elle n’annonce certainement pas la fin des revendications. En effet, les combats minoritaires n’ont pas vocation à se terminer. Souvenons-nous : au début des années 1980, avec la fin des discriminations légales en matière de pratiques sexuelles (en particulier pour l’âge du consentement), on aurait pu penser qu’on en avait fini avec la politisation de l’homosexualité. Or, il est apparu, avec le sida, que les homosexuels n’étaient pas seulement des individus, réduits à leurs pratiques sexuelles, mais des acteurs sociaux, pris dans des liens conjugaux et ­familiaux : on découvrait donc l’inégalité devant le mariage et la famille. C’est qu’en réalité le contenu de l’égalité n’est jamais donné une fois pour toutes : la politique est une exploration sans fin des potentialités de l’exigence démocratique. C’est d’autant plus vrai que l’égalité en droit n’implique pas l’égalité de fait : l’exemple des femmes est éclairant. Même la loi censée garantir l’égalité professionnelle n’empêche pas une inégalité massive. La critique des normes appelle donc sans cesse un renouvellement de la politique des droits. Il n’est pas facile d’imaginer quelles seront les revendications de demain
– si celles d’aujourd’hui devaient être satisfaites. On voit certes déjà combien la « question trans » devient un enjeu ; pourtant, jusqu’à récemment, elle n’émergeait guère dans le langage politique. Et pourquoi pas une « question bi » ? La politique du « mariage homosexuel » a privilégié, en même temps que la figure du couple, une définition univoque de l’homosexualité. C’est laisser dans l’ombre les identités qui entrent mal dans ce partage binaire.

L’adoption par des couples
de même sexe a-t-elle été obtenue dans de nombreux pays ? Lesquels ? Où en sont les États-Unis sur ce point ?

C’est surtout en Europe que ces droits ont avancé, et cet écart a des conséquences sur l’adoption internationale : même dans des pays où l’adoption est ouverte aux couples de même sexe, il est généralement impossible à ceux-ci d’accueillir des enfants venus de pays qui ne leur reconnaissent pas ce droit. Autrement dit, le droit national est pris dans le droit international. L’adoption s’est ouverte d’abord aux Pays-Bas, depuis 2001, puis en Suède, en Espagne, en Angleterre, en Islande, en Norvège et au Danemark… Mais, hors d’Europe, il y a aussi l’Afrique du Sud, et, en Amérique du Sud, l’Uruguay, et maintenant le Brésil ! D’ailleurs, il n’y a pas que les États, mais des juridictions locales ou régionales dans de nombreux pays : par ­exemple, au Mexique, avec le district fédéral (soit Mexico). Il en va de même pour certaines régions d’Australie ou du Canada. Aux États-Unis, de même, la question se pose surtout au niveau des États – même si l’État fédéral impose de reconnaître partout les adoptions prononcées dans les quelques États où ce droit existe pour les couples de même sexe – sur la côte Ouest (Californie, Oregon) et sur la côte Est (Vermont, Massachusetts, Connecticut, New Jersey, New York, Washington D.C.), mais aussi dans l’Indiana ou l’Illinois. Il faudrait d’ailleurs compliquer le tableau, pour parler de l’adoption à titre individuel (ce ­qu’interdit aujourd’hui la Floride) et non en tant que couple ; ou bien de l’adoption de l’enfant du (ou de la) partenaire, plus souvent autorisée qu’interdite selon les États. Sur ce sujet, tant aux États-Unis que pour une comparaison internationale, les bilans juridiques sont d’une grande complexité, mais aussi d’une grande instabilité.

Où en est cette revendication en France ? Quelles ont
été les avancées récentes ?

S’agissant des couples, l’adoption reste réservée à ceux qui sont mariés, ce qui exclut par définition les couples de même sexe. La France ne reconnaît même pas l’adoption de l’enfant du conjoint (voir la double décision de la Cour de cassation en février 2007), quand bien même celle-ci aurait été validée à l’étranger (voir la décision de la Cour d’appel, en mars 2010, dans l’affaire Menesson). Toutefois, on peut adopter à titre individuel – ce qui, logiquement, devrait inclure les personnes homosexuelles. En réalité, l’adoption individuelle leur est sans doute devenue plus difficile aujourd’hui qu’hier : les gays et les lesbiennes répugnent davantage à se cacher, et l’agrément peut ainsi leur être refusé.
C’est le cas d’Emmanuelle B., qui a dû batailler depuis 1998 contre un refus d’agrément en raison de son homosexualité. Malgré la condamnation de la France pour discrimination en 2008 par la Cour européenne des droits de l’homme, le conseil général du Jura a réitéré en 2009 son refus, avant d’être ­désavoué par la Halde puis par le tribunal administratif de Besançon. Emmanuelle B. a donc fini par recevoir, fin 2009, son agrément. C’est sans aucun doute une victoire, mais c’est à peine un progrès : rappelons en effet qu’en matière d’adoption la loi n’a jamais imposé aucun critère de sexualité. Il faut enfin rappeler qu’en France, à côté de l’adoption réservée aux couples mariés, l’assistance médicale à la procréation est réservée aux couples hétérosexuels, mariés ou pas, tandis que la gestation pour autrui est interdite à quiconque. Autrement dit, la filiation est fermée de tous côtés aux ­couples de même sexe.

Pourquoi, selon vous,
observe-t-on tant de réticences, voire de résistances, sur
cette question en France ?

Ce qui est frappant, c’est que le nœud de résistance n’est pas le même ­partout. En France, c’est la filiation. Aux États-Unis, c’est le mariage. C’est ce que j’ai appelé « sacralisation » : la filiation d’un côté, le mariage de l’autre sont des enjeux cruciaux parce que certains veulent les soustraire à la délibération politique et à l’évolution historique. Le sacré transcende la démocratie. Pourquoi la filiation est-elle sacralisée, aujourd’hui, en France ? C’est à mon sens lié à la double définition de la filiation dans le droit français – au croisement du droit de la famille et du droit de la nationalité. Ouvrir la filiation aux couples de même sexe, c’est la dénaturaliser. Or, beaucoup sont tentés de naturaliser l’ordre social pour résister aux mutations en cours. Il ne s’agit pas seulement d’homosexualité. Dans notre définition de la nationalité française, faut-il renforcer le droit du sol ou au contraire le droit du sang ? N’est-ce pas la filiation naturalisée qui définit les Français « de souche » ? Et la politique d’identité nationale ne jette-t-elle pas aujourd’hui un soupçon a priori sur les Français qu’on peut dire « d’adoption » ?

Voyez-vous dans un avenir proche la France accéder
à cette revendication
des associations gaies et lesbiennes, et plus largement de défense des droits humains ?

C’est une question politique : au début des années 2000, la droite rejoignait la gauche en acceptant le Pacs, mais la gauche renonçait à se démarquer de la droite en refusant d’aller plus loin – qu’il s’agisse de mariage, d’adoption ou de procréation médicalement assistée. Aujourd’hui, la gauche semble se réveiller ; mais il ne suffira pas de timides concessions touchant à l’autorité parentale. Ce qui est en jeu, comme on l’a vu déjà au moment du Pacs, c’est la filiation. L’ouvrir aux couples de même sexe, c’est renoncer à la fonder en nature. Ce pourrait être un beau programme de gauche.

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Une défaite du journalisme
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