« Il faut des mécanismes de protection »

Président de la Société des rédacteurs du Monde depuis juin 2009, Gilles Van Kote livre les enjeux
de la reprise du journal et en appelle au maintien de son indépendance éditoriale.

Jean-Claude Renard  • 24 juin 2010 abonné·es

Politis : Comment la Société des rédacteurs a-t-elle accueilli cette recapitalisation nécessaire, estimée à 80 à 120 millions d’euros ?

Gilles Van Kote I Il a fallu encaisser le choc. Puis nous mobiliser pour faire en sorte que les pouvoirs qui sont les nôtres ne se volatilisent pas totalement, mais qu’on obtienne des garanties, des verrous, des contrepoids qui permettent au moins d’assurer l’indépendance éditoriale du journal. Même si l’indépendance économique ne sera évidemment plus tout à fait celle que l’on connaissait jusqu’à aujourd’hui. Une fois qu’on a compris que la recapitalisation est inéluctable, cette question d’indépendance est prioritaire. On entend chez certains confrères qu’il ne faut pas vendre le Monde. Certes, on ne demande pas mieux, mais qu’on nous donne alors une autre solution ! Vendre Télérama ne suffirait pas. Les besoins de financement sont beaucoup plus élevés. D’autant que, si l’on maximise tous les risques, l’addition peut être bien plus lourde que cette fourchette de 80 à 120 millions, entre les coûts de l’imprimerie, les droits accordés à Lagardère et à Prisa, les obligations remboursables en actions. Le tribunal de commerce n’aurait pas été non plus une solution, dans la mesure où tout est remis à plat et qu’on ne contrôle alors plus rien. Aujourd’hui, dans cette optique, nous avons encore la possibilité de choisir, et la Société des rédacteurs s’avance unie. Nous sommes tous dans le même bateau.

Cette recapitalisation, quel que soit le repreneur, ne sonne-t-elle pas la fin d’une histoire ?

Ce n’est pas la fin de l’histoire, mais la fin d’une histoire. C’est un cliché, mais voilà une page qui se tourne. On passe d’une logique où nous ne sommes la propriété de personne, sinon de nous-mêmes, avec les problèmes de gestion que cela pose, à une logique d’actionnaires majoritaires. Cela implique de renforcer les verrous, ce à quoi l’on s’applique aujourd’hui. Perdre notre indépendance éditoriale signifierait la fin du journal, le départ des lecteurs et l’impossibilité de travailler pour les journalistes. Le danger réside précisément là, dans un actionnaire majoritaire qui mettrait son nez dans le contenu. Les éventuels repreneurs affirment le contraire. Mais, bien évidemment, ils sont en campagne. Les paroles ne suffisent pas. D’où l’intérêt de mettre en place des mécanismes qui nous protègent.

Peut-on parler de défaite
des journalistes ?

Ce n’est clairement pas un succès. C’est une défaite dans la mesure où, avec Alain Minc et Jean-Marie Colombani, lancés dans une logique de cavalerie, notre gouvernance avait commis des erreurs de gestion qui ont conduit aujourd’hui le journal au pied du mur et à payer l’addition. La Société des rédacteurs n’a pas toujours joué son rôle. À force de retarder les échéances, nous avons accumulé les handicaps. Perdre le contrôle du journal est évidemment un échec, mais un échec inscrit dans le marbre depuis quelque temps. Maintenant, il ne s’agit pas de s’asseoir en pleurant. De la même manière qu’en 2003 nous avons tiré la sonnette d’alarme. Le fait que nous ayons demandé à Alain Minc de quitter le conseil de surveillance et à Jean-Marie Colombani de cesser cette fuite en avant et de quitter cette entreprise ne constituait pas des échecs. Cela démontrait que la Société des rédacteurs avait encore de beaux restes. Malheureusement, il était déjà trop tard. Si la crise économique de 2009 nous a achevés, nous avons envie de recréer quelque chose qui a ses raisons d’être, qui aurait une forme de continuité avec le passé.

Quel regard portez-vous
sur les candidats repreneurs ?

Ce qui semble malgré tout appréciable, dans cette perte de contrôle, c’est qu’on ne passera pas entre les mains d’un oligarque, entre les mains d’un Dassault ou d’un Bouygues, mais entre celles d’un groupe de presse ou d’un triumvirat avec ses diverses activités économiques. Certes, il existe toujours des risques d’instrumentalisation, quel que soit le candidat. C’est justement cela qu’on essaye de déminer à l’avance. Les pressions sont dangereuses parce qu’elles sont de nature souterraine. Quand elles sortent au grand jour, elles se dégonflent aussitôt. Nous ne sommes pas naïfs. Entre les accords et les applications, nous pouvons être roulés dans la farine par un actionnaire majoritaire qui aura les clés de la maison. D’où, encore une fois, l’intérêt de comités de surveillance et d’une charte éditoriale à respecter, dont les avis seront publics.
Pour nous, du point de vue industriel ou dans la perspective d’un partenariat, avoir un actionnaire opérateur, tels Orange ou Free, ne nous dérange pas. L’un possède un caractère public, l’autre est clairement privé. Mais avoir une synergie industrielle avec ce type de groupe dans le capital peut être intéressant, surtout si, dans l’avenir, notre but est de fournir des contenus valorisés et qui auront donc besoin d’être diffusés. Quel qu’il soit, s’il ne doit pas être un donneur ­d’ordres, il reste intéressant d’avoir un opérateur actionnaire minoritaire.

Quel est l’avenir de la Société
des rédacteurs ?

Ces dernières années, elle s’est concentrée sur ses activités d’actionnaire. Il lui appartient maintenant de réinvestir le côté éditorial, de garantir l’indépendance de ses lignes. D’autant que, du côté de l’actionnariat, on sera minoritaires, marginalisés. Nous avons en tout cas bon espoir d’avoir encore un rôle, non pas dans la gestion, mais dans un certain nombre de décisions stratégiques qui engagent le groupe à l’avenir, de participer aux décisions capitalistiques qui feront que demain, par exemple, on ne soit pas vendu à n’importe qui.

Que pensez-vous
de l’interventionnisme
de Nicolas Sarkozy ?

Je suis assez partagé. C’est tellement maladroit de la part de l’Élysée ! Émettre un rejet clair de l’une des solutions n’a pas ­d’autres effets pour nous que de voter pour celle-ci. Cela n’est peut-être qu’une instrumentalisation. Claude Perdriel s’associe à France Télécom, dont l’État est actionnaire. Lequel peut donc avoir une influence. Mais Perdriel a montré dans sa carrière qu’il ne se pliait pas aux volontés de l’Élysée. Au moment où l’on fera le choix, il faudra s’abstraire de cette affaire. Parce que si l’on regarde de près, du côté du triumvirat, il existe aussi des liens avec le monde politique, sachant que Pierre Bergé et Mathieu Pigasse penchent pour le PS depuis des années. Autant de raisons pour la Société des rédacteurs de négocier les pouvoirs qui nous permettront demain de redresser d’éventuels dérapages.

Qu’est-ce qui pourrait arriver de mieux au journal ?

Que les candidats comprennent pour leur intérêt que la Société des rédacteurs a un rôle, peut-être pas prépondérant, mais un réel pouvoir dans l’architecture de demain, pour rassurer les lecteurs, la communauté journalistique et historique du groupe, pour donner l’image d’un groupe qui ne soit pas normalisé, qui défende ses droits spécifiques. Il n’est pas question que l’on s’arrête à un rôle de spectateurs.

Publié dans le dossier
Une défaite du journalisme
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