La promenade géométrique

Dominique Dhombres  • 3 juin 2010 abonné·es

Tout le monde ne se promène pas de la même façon. La mienne est singulière. Elle s’apparente au vol de la mouche. Comme n’importe quel témoin du phénomène a pu le constater, la mouche n’est pas copernicienne. Pour le dire plus simplement, elle ne vole pas rond. Elle fonce droit devant elle et prend de vertigineux virages à angle droit avant de revenir exactement à son point de départ. Elle vole carré ! Moi, c’est pareil. Je m’explique.
Dans une ville, je marche droit devant moi, le plus longtemps possible, avant d’effectuer un premier quart de tour puis un second et de revenir sur mes pas en suivant un axe plus ou moins parallèle au premier. Ces trajets ne se trouvent pas d’emblée. Ils sont souvent provoqués par le hasard. Mais une fois découverts, plus question d’en changer ! L’avantage, c’est de poursuivre la rêverie la plus échevelée sans avoir à se soucier du chemin. La promenade en pilotage automatique en quelque sorte ! À ne pas tenter à la campagne, bien sûr, où les fourrés, les haies, les étangs découragent toute tentative de ce genre. Dans les villes, le trajet en carré est souvent déjà inscrit en pointillé. Des esprits géométriques, souverains ou municipaux, des maniaques de l’alignement et de la symétrie ont travaillé depuis des siècles à cet état de chose. Il suffit de se laisser porter…

Même à Londres, réputée pour avoir la structure la plus molle qui soit, j’y suis parvenu. Il y a des lignes secrètes tracées à l’avance dans cette immense galette de gelée. Un exemple ? On part de la Tamise par Old Church Street, dans Chelsea. Cap au nord, sans un regard pour les extravagances un peu datées de King’s Road qu’on croise bientôt. La direction s’impose d’elle-même. Queen’s Gate, puis, au prix d’une légère tricherie, on traverse les pelouses de Kensington Gardens. Tout droit, bien entendu, avec une pensée, si on ose ce mot, pour la piscine en marbre blanc construite sous l’ambassade d’Arabie Saoudite, qu’on dépasse à main gauche. Un trône incrusté de pierres précieuses a été installé au milieu du bassin pour permettre au souverain en visite de contempler d’un peu haut les ébats natatoires de son harem. Il n’aurait jamais servi… Dans Kensington Gardens, une halte dans un curieux établissement qui propose une étrange spécialité culinaire, des « œufs écossais », une redoutable invention qui consiste en un œuf dur entouré d’une pâte plus dure encore, le tout étant ensuite inexorablement pané. Cela cale évidemment le promeneur s’il ne meurt pas étouffé. Et puis c’est Queensway, où la rêverie orientale précédente se dégrade nettement dans les odeurs de kebab. Mieux vaut effectuer son virage à angle droit dans Bayswater Road. Retour par Kensington Palace Gardens et Gloucester Road, selon un axe presque parallèle à l’aller. Impossible d’errer trop gravement. La Tamise est difficile à manquer.

J’avais un trajet fétiche à Moscou, jadis, du temps de l’URSS. Là aussi, cela commençait près d’une rivière, la Moskowa, derrière l’hôtel Ukraine, un des gratte-ciel kitch voulu par Staline, qui avait décrété que Moscou devait tenir son rang par rapport à New York, où il n’était pourtant jamais allé. Le commencement était des plus difficiles. La berge de la Moskowa était occupée, je ne sais pas si elle l’est encore, par une sorte de parking dépotoir. Des voitures dans des états divers de délabrement étaient garées là sous la garde d’un sosie d’Ivan le Terrible, d’humeur variable et rarement à jeun. Il fallait parlementer avec lui pour traverser son royaume envahi par les chats. Puis c’était, le long de la rivière, derrière d’immenses immeubles, une trouée à peu près rectiligne, conçue sans doute pour être une promenade plaisante, mais qui était à l’abandon depuis des lustres. Retour par l’avenue Koutouzov, où est soudain apparu, du temps de Gorbatchev, un restaurant Pizza Hut surdimensionné, météorite capitaliste qui annonçait, mine de rien, la fin du monde communiste.

À Paris, c’est trop facile en quelque sorte. Napoléon, Haussmann et quelques autres ont mâché le travail. La promenade carrée tourne au jeu d’enfant. Plutôt que les axes trop évidents, j’ai une faiblesse pour les parcours qui ne se laissent pas découvrir d’emblée, qui résistent un peu. Là encore, je pars de l’eau, plus exactement du pont d’Austerlitz. Puis le quai du bassin de l’Arsenal, la Bastille, et la rue de la Roquette jusqu’au Père Lachaise. À l’entrée du cimetière, une inscription en latin promet l’immortalité à ceux qui passent cette porte. Piètre consolation pour ceux qui entrent ici les pieds devant. Un virage à angle droit s’impose. Tout comme le retour par la rue du Chemin-Vert. J’ai souvent rêvé d’une variante musicale à ces parcours géométriques. L’écrivain voyageur Bruce Chatwin a bien traversé l’Australie en suivant le chant des pistes, ces itinéraires chantés aux paroles et aux mélodies immuables, fixés depuis des temps immémoriaux par les Aborigènes. À Paris, cela donnerait, à la Bastille, « Nini peau de chien » ; à Montmartre, « la Complainte de la Butte »…

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