Le corps médical et le corps social au bord de la fracture

Les professionnels de la médecine libérale manifestaient une nouvelle fois ce mardi. Pour le Dr Pierre Micheletti, certaines revendications «témoignent de la profonde déconnexion d’une partie du corps médical.» Tribune.

Pierre Micheletti  • 4 décembre 2012
Partager :
Le corps médical et le corps social au bord de la fracture
© Le Dr Pierre Micheletti est enseignant à l’IEP de Grenoble, président de l’Agecsa, ancien président de Médecins du monde et coordinateur des diplômes universitaires « santé, solidarité, précarité » de MDM. Photo : AFP / MIGUEL MEDINA

«Au mois de novembre 2012, un mouvement de grève a démarré, qui associe différentes catégories de médecins. Des internes, des chefs de clinique des hôpitaux publics, mais également des praticiens de bloc opératoire de cliniques privées se sont engagés dans un mouvement qui porte, pour les premiers, sur les conditions de travail et de repos. Les professionnels en grève dénoncent également, de concert, la limitation des dépassements d’honoraires récemment négociée, et expriment des doutes sur la liberté d’installation.

Un peu comme si, au terme d’études difficiles et d’un cursus hospitalier en effet souvent harassant, les plus jeunes attendaient, en guise de reconnaissance pour services rendus, un positionnement professionnel et un niveau de revenus dont la revendication témoigne du fossé qui se creuse entre une partie du corps médical et le corps social en France.

Car les chiffres qui s’égrènent, et parfois se télescopent, sont éloquents par leur intensité. Les dépenses annuelles de santé dues aux dépassements d’honoraires sont estimées à 2,5 milliards d’euros ; le revenu annuel moyen des médecins libéraux est au moins égal à 5 fois le Smic et atteint 20 fois le Smic pour certaines spécialités. Des pans entiers de territoires ne comptent plus de dentistes, de médecins spécialistes, et voient parfois dangereusement baisser le nombre de médecins généralistes, en même temps que s’allonge l’âge moyen de bon nombre de praticiens exerçant en milieu rural isolé ou en zones urbaines sensibles (ZUS).

En miroir, d’autres chiffres nous interpellent. Le chômage est à 10 % au plan national, à plus de 20 % dans les ZUS, et plus de 8 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté. Dans un département comme l’Isère, de 2006 à 2011, le nombre de bénéficiaires de la CMU-C, qui est un bon marqueur de la précarité financière, a progressé de 43 %.
Ce n’est pas mieux pour la grande précarité : le nombre de personnes prises en charge par les Restos du cœur a augmenté de 25 % au cours des trois dernières années. Dans le même temps, la « clientèle » des centres d’accueil, de soins et d’orientation de Médecins du monde a progressé de 17 %. Le refus de soins délibéré est la forme la plus aboutie du clivage qui s’instaure. Il peut aller, vis-à-vis des bénéficiaires de la CMU et de l’AME, jusqu’à 40 % de refus de prise de rendez-vous, selon les régions et les spécialités.

Le rapprochement de ces données est inquiétant. Une partie des médecins viendraient-ils d’une autre planète ? D’un lieu qui ne connaît pas la réalité qu’affrontent chaque jour les médecins généralistes entrant dans l’intimité des foyers et des vies, ou celle que côtoient les acteurs de la psychiatrie publique ? De façon aujourd’hui plus opportune que jamais, ­l’hôpital psychiatrique maille en effet le bassin de population sur lequel il est implanté, contribuant à s’opposer à l’isolement géographique qui accompagne fréquemment la maladie mentale. Viendraient-ils d’un lieu où les Pass (permanence d’accès aux soins de santé) des hôpitaux ne verraient pas défiler les cabossés de la vie, de l’errance et de l’économie mondialisée ? Mais peut-être cette autre planète est-elle en fait à nos portes ?

Des revendications sont recevables, celles en particulier qui dénoncent les conditions de travail de certains des professionnels en grève. D’autres non, qui témoignent de la profonde déconnexion d’une partie du corps médical. D’un brassage social qui ne se fait plus, et dont le service militaire a constitué l’une des dernières opportunités concrètes. L’analyse des origines sociales des médecins traduit cette réalité : 8 % des médecins sont enfants d’ouvriers, 4 % sont enfants d’agriculteurs. La situation économique qui prévaut en France et en Europe écarte, pour longtemps, la dynamique des Trente Glorieuses. De ce temps où les enfants des « cols bleus » pouvaient devenir des « cols blancs », ce dont témoignent encore – mais pour combien de temps ? – ces statistiques sur les origines sociales des médecins actuellement en activité.

Si la grève doit trouver une sortie par la négociation syndicale et politique, les questions de fond demeurent, faisant le creuset d’une ­incompréhension qui pourrait conduire au divorce. Comment rapprocher le corps médical d’une réalité qui semble s’installer durablement ? Des solutions peuvent être mises en place pour essayer de créer, sur le fond, les conditions d’une plus grande mise en phase entre les médecins et les contextes dans lesquels ils ont à délivrer un haut niveau de compétence technique, en même temps qu’à être des acteurs responsables de la vie dans la cité.

La formation des médecins doit être revisitée. Dès la première année, celle du concours, elle doit faire une place aux questions de société, autrement que de façon cosmétique comme aujourd’hui. Quitte à bachoter, autant bachoter socialement utile… Cela passe par un rééquilibrage entre les sciences dites dures et les autres, celles qui sont là pour nous rappeler que, si nous sommes des êtres biologiques, nous sommes aussi des êtres sociaux.

La formation obligatoire du 2e cycle des études médicales comme le programme du concours de l’examen national classant (ex-internat) doivent d’urgence intégrer des programmes faisant une place à la question des inégalités sociales de santé et à l’analyse des mécanismes qui conduisent à de notables différences d’espérance de vie, ou de mortalité prématurée évitable, selon les catégories professionnelles.
Enfin, comme cela commence à être le cas dans quelques disciplines et universités, la question de l’origine des candidats-médecins doit être posée, conduisant à mettre en place une logique de recrutement actif de jeunes gens que notre système universitaire actuel ne conduit que très marginalement à réussir au sein du processus de sélection des études médicales.

Il s’agit de chercher ainsi à échapper à un système dominé par sa capacité à reproduire les élites, et à ne conduire celles-ci dans la rue que pour des revendications qui apparaissent, pour certaines, aussi hallucinantes qu’inadaptées.»

Digression
Temps de lecture : 6 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don