Les forages offshore en zone rouge

La catastrophe du golfe du Mexique livre des enseignements inquiétants sur les conditions de l’exploration pétrolière en mer, aux risques sous-estimés malgré son importance croissante.

Patrick Piro  • 17 juin 2010 abonné·es

«Un 11 Septembre écologique ! », a osé le président états-unien, Barack Obama, pour qualifier la marée noire générée par l’explosion de la plateforme pétrolière Deepwater Horizon, exploitée par le pétrolier britannique BP au large de la Louisiane. Alors qu’une bardée de rapports et d’enquêtes sont en cours, on en sait déjà suffisamment sur les circonstances du drame pour comprendre qu’il éclaire d’un jour nouveau et inquiétant les forages en mer.

L’offshore de plus en plus complexe. À 1 525 mètres sous l’eau, puis 4 500 mètres sous le sol, le puits de la ­plateforme ­Deepwater Horizon est classé « en eaux profondes », avec 300 bars [^2] de pression au débouché du puits. Les forages de ce type se multiplient, alors que les réserves pétrolières terrestres et en eaux peu profondes se font rares. Le golfe du Mexique est notamment réputé pour les records de l’industrie pétrolière. Les puits les plus profonds traversent jusqu’à 7 000 mètres de sédiments et de roches sous 3 000 mètres d’eau – on vise les 4 000 mètres –, avec des pressions de 1 000 bars. « L’ensemble des équipements doit encaisser des efforts très intenses » , indique Jean Guesnon, directeur expert pour les technologies offshore à l’Institut français du pétrole (IFP).

S’il est « banal » par ses dimensions, le forage BP, qui visait à vérifier la présence de pétrole avant d’être rebouché, était précurseur par la nature des structures traversées : d’épaisses couches de sel. « Les problèmes rencontrés par Deepwater Horizon ne sont ainsi pas dus à la profondeur d’eau, mais plutôt à la complexité et à la lourdeur de ce type de forage, pour lesquels on n’a que peu d’expérience, estime Jean Guesnon. Et, à l’avenir, les pétroliers vont explorer des horizons géologiques de plus en plus délicats. » Ainsi en mer Caspienne, où les risques de l’exploitation du gisement de Kashagan tiennent moins à la profondeur d’eau qu’aux techniques retorses nécessitées. « Des difficultés qui font entrer l’exploitation pétrolière dans une zone frontière pour les risques », juge Pierre Terzian, directeur de Petrostrategies, lettre hebdomadaire sur l’énergie.

La course à la réduction des coûts. Pour autant, les difficultés propres au forage n’expliquent pas seules l’accident : les exploitants sont lourdement en cause, comme l’indiquent les premiers témoignages et les documents rendus publics, accablants pour BP mais aussi pour ses partenaires Transocean, propriétaire de la plateforme et spécialiste du forage, et Halliburton, chargé de divers travaux. « Ils savaient depuis des semaines que le puits présentait des problèmes, identifiés par la profession comme des alarmes sérieuses » , explique Francis Perrin, expert pétrolier au Centre arabe d’études pétrolières, un institut indépendant [^3]. À savoir : des remontées de gaz (qui ont provoqué l’explosion), des fuites de liquide de forage, une mauvaise qualité du ciment de colmatage du puits.
BP a déjà reconnu pour sa part « sept défaillances » . Peut-on croire son directeur général quand il affirme qu’il n’y avait « qu’une chance sur un million » pour qu’un tel accident se produise ? L’entreprise traîne une sale réputation : explosion d’une raffinerie au Texas en 2005 (15 morts), rupture d’un oléoduc en Alaska en 2006, « accidents attribués à une politique radicale de traque des coûts, au détriment de la sécurité », analyse Pierre Terzian.

Sans généraliser de tels excès, les spécialistes constatent cependant depuis une quinzaine d’années une course à la réduction des charges chez les pétroliers, avec un recours croissant à la sous-traitance. Une journée de location de Deepwater Horizon coûtait environ 500 000 dollars, et le retard pris par ce forage complexe avait déjà coûté plus de 20 millions de dollars à BP, « qui a probablement voulu “couper les virages” pour limiter l’inflation » , analyse Francis Perrin. Les autres pétroliers sont bien sûr prêts à jurer qu’avec eux un tel accident ne se serait jamais produit… Dans le golfe du Mexique, certains forages complexes ont duré six mois ! Ce poste représente le premier des coûts de l’extraction pétrolière, qui ont doublé en une décennie pour les nouveaux projets.
L’impréparation des pétroliers. Les multiples tentatives de BP pour colmater la fuite ou pour capter le pétrole qui s’échappe ont toutes été présentées comme « des premières à une telle profondeur »  ! « Ils ont tout simplement innové dans l’urgence, traduit Jean Guesnon. É tant donné la difficulté d’intervenir à 1 500 mètres de profondeur, il ne faut pas s’étonner des échecs successifs. »

En vertu de l’infime probabilité supposée d’un tel accident, BP n’avait rien prévu pour y faire face. « Mais, à ce jour, aucun pétrolier n’en est capable !, observe Francis Perrin. De quels moyens disposent-ils pour­ ­limiter les dégâts potentiels à l’avenir ? »
La sûreté des forages est en retard sur les exploits technologiques, répond un expert qui requiert l’anonymat : « Cela peut paraître bien léger, mais les pétroliers se montrent si sûrs de leur technique ! Cet accident vient rappeler que le forage est une activité extrêmement dangereuse, à fort potentiel de pollution. Il est grand temps de mettre ces questions sur la table, car les futurs forages se feront dans des conditions de plus en plus difficiles. »

Une pression économique grandissante. Même Exxon, le plus puissant des pétroliers, n’a qu’une influence limitée sur la fixation du prix du pétrole : ils n’ont pas les moyens de moduler leur production pour peser durablement sur le marché, comme le font les pays de l’Opep – un tiers de 85 millions de barils [^4] produits chaque jour. « Or, BP ambitionne de rendre son résultat financier indépendant des cours du pétrole, bien qu’ils décident de son chiffre d’affaires, relève Pierre Terzian. Et puis il y a la pression des investisseurs, qui veulent toujours plus de production, de bénéfices et de réserves pétrolières affichées au bilan. » Bien que la facture totale de l’accident soit estimée à quelque 20 milliards de dollars, BP envisagerait de verser en 2010 jusqu’à 10,5 milliards de dollars de dividendes à ses actionnaires !
Une pétro-dépendance galopante. Malgré la crise, l’Agence internationale de l’énergie prévoit que le pétrole restera le premier combustible mondial en 2030, avec une croissance annuelle de la demande mondiale de 1 % en moyenne. Pour la couvrir, 40 % de la production est attendue des eaux profondes dès 2020 !

La responsabilité de l’administration états-unienne s’explique en partie par cette pétro-dépendance. Les premières révélations de sa collusion avec les pétroliers sont accablantes. Quelques heures avant l’accident, BP sollicitait encore en urgence l’accord du bureau des ressources minières (MMS) pour plusieurs travaux. « Les autorisations ont été accordées avec une légèreté confondante » , s’étonne Francis Perrin. En moins de cinq minutes et par courriel, pour l’une d’entre elles ! Le MMS est d’ores et déjà en cours de réforme, mais cette agitation d’après-coup a un air de « déjà-vu ». Après l’échouage de l’Exxon Valdez , un organisme avait été créé pour faire face à ce type de marées noires. Sans surprise, BP demande aujourd’hui la création d’un équivalent pour la pollution issue des grandes profondeurs.

Où et quand le prochain accident ? Mieux prévenir les accidents offshore ? L’idée est manipulée avec un luxe de précautions. Obama a décrété un moratoire de six mois dans l’attente de toutes les conclusions de l’affaire Deepwater Horizon. « Mais il n’a jamais été question d’abandonner les nouveaux forages en eau profonde, tout au plus d’appeler à une exploration “responsable” », souligne Francis Perrin. La zone du golfe du Mexique sous administration fédérale fournit près de 30 % du pétrole états-unien, et la production ne s’est pas interrompue.
Toute la profession s’attend cependant à un sérieux tour de vis aux États-Unis, vu les proportions politiques prises par l’affaire : Barack Obama s’est déjà rendu quatre fois en Louisiane, l’État le plus touché par la pollution.

Mais chaque pays reste maître de la réglementation des forages pratiqués dans sa zone économique exclusive. Ainsi des voix s’élèvent aux États-Unis pour dénoncer l’hypocrisie d’un possible abandon de tout nouveau forage national : il déporterait la pression sur des zones à l’administration moins regardante ou dans l’incapacité de faire respecter des normes strictes. Au Nigeria, la pollution pétrolière issue des champs terrestres représente, depuis quarante ans et dans l’indifférence générale, l’équivalent « d’un Exxon Valdez par an » (environ 40 millions de litres). La prochaine marée noire offshore aura-t-elle lieu dans le golfe de Guinée, au large de l’Angola ou en mer Caspienne ?

 

[^2]: L’équivalent de 300 fois la pression atmosphérique.

[^3]: Éditeur du bimensuel spécialisé Pétrole et gaz arabes.

[^4]: Le baril de pétrole équivaut à environ 159 litres.

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