« On peut réparer les crises »

L’idée d’une taxation des transactions financières sera soumise au G20 de Toronto. Une occasion pour Susan George* de défendre cette initiative et d’autres solutions aux dégâts sociaux et écologiques.

Thierry Brun  • 24 juin 2010 abonné·es

Politis : Il sera beaucoup question de régulation financière lors du sommet du G20, qui réunira à Toronto les 26 et 27 juin les vingt plus importantes économies de la planète. Parmi les propositions, une taxe bancaire internationale est envisagée. Qu’en pensez-vous ?

Susan George I Les Canadiens ont déjà rejeté cette idée, mais, de toute manière, une telle taxe sur les banques servirait à la constitution d’un fonds de secours. Ainsi, les banques pourraient continuer à utiliser des instruments financiers à risque, et le fonds servirait à leur sauvetage en cas d’effondrement. Cela s’appelle le moral hazard en anglais, soit une incitation à la débauche financière. De nombreuses organisations de la société civile proposent d’autres solutions. Dans une pétition internationale, cette coalition exige une taxe sur toutes les transactions financières, qu’il ne faut pas nommer taxe Tobin, parce que James Tobin ne visait qu’à taxer les monnaies. Or, l’an dernier, l’ensemble des transactions sur les marchés financiers s’élevait à 600 000 milliards de dollars ! Taxer ce montant a 1 pour 1 000, 1 pour 10 000 ou même 1 pour 100 000 rapporterait des revenus colossaux.

À l’issue du sommet franco-allemand, Nicolas Sarkozy et Angela Merkel ont annoncé qu’ils défendront l’adoption d’une taxe sur les transactions financières par le G20…

J’applaudis cette initiative… mais elle sera aussi repoussée. Si l’on attend l’unanimité du G20, on n’ira nulle part. Actuellement, les banques n’ont pas freiné leurs ambitions ; une fois renflouées, elles sont retournées à leurs activités financières, et prêtent peu aux PME-PMI, qui fournissent pourtant 90 % de l’emploi en Europe, comme aux particuliers. C’est la recette pour une stagnation à long terme. Or, on sait que le chômage est monté à 10 %, et qu’il faut quatre à cinq ans pour que l’emploi retrouve son niveau, qui était déjà catastrophique avant la crise. Avec les mesures d’austérité proposées lors du G20, on maintiendra un chômage permanent.

Une taxe sur les transactions financières est-elle envisageable ?

Depuis dix ans, on montre que c’est réalisable. Différents rapports de techniciens de la finance concluent unanimement que le vieil argument qu’on ne peut pas mettre en place une telle taxe parce qu’il faudrait qu’elle soit appliquée dans chaque juridiction est faux. Il existe déjà à New York, attaché à la Federal Reserve, un système qui s’appelle le Continuous Linked Settlement System, qui traite déjà de 95 % des monnaies et d’un très grand nombre de transactions. Tout cela est informatisé. Si l’on voulait collecter une taxe sur les transactions en euros, la Banque centrale européenne pourrait annoncer que toute transaction qui implique un euro doit être taxée, et cela serait prélevé et versé. Il suffirait de quelques lignes de code informatique. Le principe de la taxe internationale fonctionne déjà. Une taxe sur les billets d’avion est collectée dans dix-huit pays et versée à une agence des Nations unies chargée de financer les campagnes contre le sida, la malaria et la tuberculose.

La mise en place d’une telle taxe pourrait-elle être décidée rapidement par le G20 ?

Techniquement, oui. Le Fonds monétaire international (FMI) a notamment convoqué l’économiste Bruno Jetin, membre du conseil scientifique d’Attac France, et un excellent spécialiste d’Attac Autriche, qui ont répondu à toutes les objections techniques. Mais le FMI freine et ne veut pas agir contre l’avis des maîtres du monde tandis que les gouvernements comme celui des États-Unis font cavalier seul. D’autres gouvernements montrent que c’est pourtant faisable. Le Brésil taxe les transactions sur sa monnaie, le real ; la Grande-Bretagne a un impôt (« timbre ») sur les achats d’actions et d’obligations. Si l’on ne taxait que les opérations de change de monnaies, c’est-à-dire l’équivalent d’environ 3 200 milliards de dollars par jour ouvrable, cela rapporterait tout de même un montant confortable.

Que faire de l’argent récolté par cette taxe ?

Un accord avec Attac, quatre grands syndicats, des organisations écologistes, de consommateurs et de solidarité avec le Sud propose qu’un tiers soit destiné aux réparations sociales dans le Nord. Un tiers irait pour le Sud, essentiellement pour les mêmes buts que les Objectifs du millénaire de l’organisation des Nations unies, et un tiers serait consacré à la conversion verte, c’est-à-dire aux énergies renouvelables, à la reforestation et à la protection de la biodiversité, ce qui inclurait aussi le Sud. Plus largement, l’idée est qu’il faut utiliser la crise pour réparer les autres crises, la crise financière pour réparer les crises sociale et écologique.

Quelles autres solutions proposeriez-vous au G20 ?

Tout de suite, presque sans coût, le G20 devrait commencer par annuler la dette des pays les plus pauvres en échange de programmes de reforestation et de conservation de la biodiversité. Alors que cette annulation de la dette a été annoncée par le G8 de Birmingham en 1998, plus de dix ans après, le changement n’a été que de 1,4 %. Les pays de l’Afrique subsaharienne continuent à verser 25 000 dollars chaque minute à leurs créanciers du Nord, selon les ­chiffres de 2007. Le G20 devrait mettre en place aussi une taxe carbone. Quant à l’Europe, il nous faudrait un budget digne de ce nom et créer des bons du Trésor européen pour financer des objectifs écologiques. La Banque centrale européenne prête aux banques mais pas aux États en difficulté comme la Grèce ou l’Espagne, qui doivent se tourner vers les marchés financiers. C’est aberrant.
Il faut soutenir l’économie réelle, parce que c’est là que se trouvent les emplois, et diminuer l’économie de papier, virtuelle. Un article paru dans le Financial Times expliquait que, dans les années 1950, le secteur financier recevait directement 50 % de tous les investissements, et que maintenant il en reçoit plus de 80 %, ce qui veut dire que moins de 20 % sont investis dans l’économie réelle alors qu’elle a d’énormes besoins. Quand on parle d’économie réelle, cela suppose aussi de développer des entreprises socialisées, c’est-à-dire des entreprises démocratiquement organisées. Il n’y a aucune raison théorique ou pratique qui permette de dire que la démocratie ne doit exister que dans la sphère politique, qu’elle est bannie de l’économie et de la gestion des entreprises.

Et pour le système bancaire ?

Selon des chercheurs de la Banque d’Angleterre, les banques privées du monde ont reçu 14 000 milliards de dollars de fonds publics, c’est-à-dire de l’argent des citoyens, lesquels n’ont rien reçu en retour. Les banques ne seraient plus là sans cet argent. Qu’elles aient ou non remboursé depuis, elles devraient être partiellement ou totalement socialisées, et obligées de prêter aux PME-PMI qui investissent dans des produits socialement et écologiquement utiles. La banque peut parfaitement être envisagée comme un bien public et prêter aussi à des particuliers qui veulent améliorer leur logement sur le plan écologique. Beaucoup d’économistes n’aiment pas cette formule, mais j’estime que le crédit devrait être considéré comme un bien commun. Les banques devraient prêter non pas pour le profit mais à un taux qui tient compte de l’inflation et des coûts.

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