Voiles noirs, masques blancs

Les contempteurs de la « honte de son corps » véhiculée par la burqa demeurent impassibles face aux ravages que cause
la tyrannie de la minceur,
de la jeunesse, de la beauté, de la blancheur…

Pierre Tevanian  • 17 juin 2010 abonné·es

« Le problème de la burqa n’est pas un problème religieux, c’est un problème de liberté, de dignité de la femme. Ce n’est pas un signe religieux, c’est un signe d’asservissement, c’est un signe d’abaissement. Je veux le dire solennellement, elle ne sera pas la bienvenue sur le territoire de la République. » C’est par ces mots que Nicolas Sarkozy a tranché dès le départ le semblant de débat qui monopolise depuis plusieurs mois les énergies républicaines. La présidente de Ni putes ni soumises, Sihem Habchi, s’est chargée, devant la commission Gérin-Raoult, de peaufiner l’argumentaire : les femmes voilées, et plus particulièrement celles qui le sont intégralement, sont coupables de propager une vision rétrograde et malsaine de la femme et de son corps, fondée sur la honte. « Pourquoi aurais-je honte ? Je n’ai jamais compris ce que j’avais de honteux » , s’est exclamée Sihem Habchi en tombant théâtralement sa veste pour faire apparaître ses épaules nues.

L’argument part du principe tout à fait juste qu’il est hautement contestable d’imposer des normes de pudeur plus exigeantes aux femmes qu’aux hommes, mais il pose un embarrassant problème d’équité dans la mesure où, ni chez Sihem Habchi ni parmi son auditoire de la commission Gérin-Raoult, et pas davantage dans l’ensemble du monde politique et médiatique ou même dans la société française, ce principe n’est appliqué à d’autres qu’aux musulman-e-s. Pour preuve, Sihem Habchi n’est pas allée jusqu’à montrer ses seins à André Gérin et Éric Raoult – et on la comprend, personne à sa place n’aurait eu spécialement envie de le faire – et ainsi remettre en cause la très occidentale mais très discutable dissymétrie qui veut qu’un homme peut sans grand dommage se promener ou se baigner torse nu, par exemple dans une piscine publique, alors qu’il en va tout autrement pour une femme.

Le refus habchien de la « honte de son corps » disparaît tout aussi subrepticement face à la « tyrannie de la minceur », qui étend pourtant son emprise sur un nombre bien plus élevé de femmes que l’injonction au voilement, et qui produit des hontes, des aliénations et des souffrances plus patentes. Là encore, personne ne songe à pétitionner, auditionner, éditorialiser et légiférer pour éradiquer le mal par la force d’une loi de prohibition – et personne ne s’étonne que personne n’y songe. Ni le Président ni un quelconque responsable politique ne déclame que « les régimes minceur ne sont pas les bienvenus sur le territoire de la République française ». Nul ne songe à interdire les coupe-faim ou les substituts de repas, et pas davantage les innombrables livres et magazines qui diffusent à grande échelle et à haute intensité le culte de la minceur – et encore moins à infliger une sévère amende aux femmes surprises en leur possession.
Les ardents contempteurs de la « honte de son corps véhiculée par la burqa » sont tout aussi aveugles face aux ravages psychiques et parfois physiques, là encore plus patents et sans doute plus massifs, que peuvent causer la « tyrannie des gros seins » et le cortège de prothèses siliconées qui en découle. Aucun responsable politique ne déclame que « le silicone n’est pas le bienvenu sur le territoire de la République française » et nul ne songe à pétitionner et légiférer pour illégaliser (ou même simplement réglementer) ce juteux marché. Ils demeurent tout aussi insensibles face aux ravages psychiques
et parfois physiques, plus patents et plus massifs une fois de plus, que peuvent causer la « tyrannie de la jeunesse » et le cortège de liftings et de crèmes antirides qui l’accompagne.

Nul ne songe à légiférer pour illégaliser ou réglementer ce juteux marché. Aucune responsable associative ne songe à dénoncer l’inégalité flagrante entre les « hommes mûrs » dont les rides et les tempes grisonnantes font tout le « charme » et les « femmes âgées » aimablement qualifiées de « vieilles peaux » – et aucun responsable politique ne déclame que « le Botox n’est pas le bienvenu sur le territoire de la République française ». Ces intraitables contempteurs de la honte de son corps demeurent en somme étrangement impassibles face aux ravages psychiques et physiques patents et massifs que cause d’une manière générale la « tyrannie de la beauté » – et l’industrie de la chirurgie esthétique qui la promeut.

Nul ne fait remarquer que les canons esthétiques sont beaucoup plus stricts pour les femmes que pour les hommes, et nul ne songe à illégaliser ou à réglementer ce juteux marché – et encore moins à verbaliser les femmes surprises avec des bandelettes suspectes sur le nez.
Ces valeureux contempteurs de la honte de son corps demeurent enfin tout aussi distraits face aux ravages psychiques et parfois physiques, toujours plus patents et plus massifs, que peuvent causer la « tyrannie de la blancheur » et le cortège de crèmes éclaircissantes qui l’accompagne.

Nul ne songe à illégaliser ou à réglementer ce juteux marché, aucune responsable associative ne décrète hors-la-loi la honte de sa couleur, et aucun responsable politique ne déclame que « le blanchissement n’est pas le bienvenu sur le territoire de la République française ». Et pour cause : de même que les jupes, les talons hauts, les régimes minceur et les gros seins sont non seulement autorisés mais plus profondément « bienvenus sur le territoire de notre république sexiste », et même conseillés par le gotha médiatique et politique pour accéder au rang de femme digne de considération, de même ce « niqab légitime » qu’est le masque de blancheur est fondamentalement « bienvenu sur le territoire de notre république raciste », et même conseillé par ledit gotha pour accéder au rang de « black beauty » ou de « beurette » digne de considération. Du moins faut-il se soumettre, si l’on veut éviter la chimie, à un « blanchissement spirituel, culturel, idéologique », condition sine qua non d’une « bonne intégration » au corps politique et médiatique dominant : il faut, comme le militant UMP Amine Benalia-Brouch (le souriant souffre-douleur de Brice Hortefeux et Jean-François Copé), faire savoir qu’on « boit de la bière et mange du cochon » , ou comme Fadela Amara confier à heure de grande écoute que son plat préféré est le petit salé aux lentilles – ou bien, comme Rachida Dati, s’habiller chez les plus grands couturiers de la « tradition française » (Dior, Chanel, etc.). Il faut enfin, par-dessus tout, clamer sur toutes les ondes son « amour de la France », de ses Lumières et de son rôle de Phare pour le reste du monde. Il faut, comme Sihem Habchi devant la commission Gérin-Raoult, affirmer sans rire que la France est « le seul pays qui pourra apporter la lumière sur le problème de la burqa ».

Au niqab hideux, ostensible et inacceptable, ne s’oppose donc pas seulement la beauté naturelle et décomplexée du visage découvert mais également un niqab seyant, bienséant et tout ce qu’il y a de plus légitime : « la face blanchie » – de la même manière qu’au hijab (à peine moins) hideux, ostensible et inacceptable s’opposent non seulement la tête nue et les cheveux au vent, mais aussi un hijab seyant, bienséant et légitime : celui qui recouvre les cheveux non pas d’un morceau de tissu mais d’un vigoureux défrisage, d’un magnifique brushing et pourquoi pas d’une bonne couche de blond platine. Ce n’est donc ni la servitude volontaire, ni l’aliénation, ni l’enfermement, ni l’incommodité physique, ni la honte de soi, ni le masquage du visage, ni la dissimulation des cheveux qui posent problème
– puisque tout cela est parfaitement toléré, voire encouragé, lorsqu’on reste dans un cadre « blanc et occidental ». Ce qui pose problème est, précisément, le caractère « non-blanc » et « non-occidental » du hijab ou du niqab. Comment dès lors ne pas conclure sur un mot paradoxalement absent dans le débat en cours, un gros mot tout aussi interdit que le voile et qui résume pourtant bien cet amas de paradoxes, ce lâchage tous azimuts dans le deux poids-deux mesures et ce blanco-centrisme ? Un mot qui est bel et bien le dernier mot de toute cette histoire : le mot racisme.

Idées
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