Bienvenue en zone de non-droit

Un rapport de la Cimade dénonce l’opacité des pratiques consulaires autour de la délivrance des visas, ainsi que l’implication croissante de sociétés privées dans les procédures.

Noëlle Guillon  • 22 juillet 2010 abonné·es
Bienvenue en zone de non-droit
© PHOTO : SEYLLOU/AFP

Patricia Demba-Bassonga n’a pas été émue par les « hommages » rendus aux anciennes colonies lors du défilé du 14-Juillet. Cela fait presque un an que cette Française d’origine congolaise essaie en vain de faire venir en France le fils de son compagnon, qu’elle a adopté légalement sur le territoire. Son cas est loin d’être isolé, comme en témoigne le rapport de la Cimade Visa refusé, publié le 8 juillet. Après s’être rendue dans six pays, Algérie, Sénégal, Mali, Turquie, Ukraine et Maroc, l’association de défense des migrants pointe le flou législatif entourant les refus de visas pour la France et les dérives des consulats français à l’étranger. Sur l’ensemble des demandes de visas pour la France en 2008, soit 2 333 779, près de 90 % ont été accordés d’après le ministère de l’Immigration. Mais tous pays confondus. Or la disparité est grande d’un pays à l’autre. Le rapport réalisé en 2007 par le sénateur Adrien Gouteyron, Trouver une issue au casse-tête des visas, révélait un taux de refus de 1,6 % à Saint-Pétersbourg en 2006, contre 47,82 % à Annaba, en Algérie. Enfin, les 10 % de refus ne sont pas motivés ni encadrés. Pour la Cimade, le visa est devenu « un outil de gestion des flux » , chargé d’anticiper le « risque migratoire » et non plus seulement de permettre l’entrée sur le territoire.

L’opacité du dispositif est particulièrement visée par l’association. Aucune liste harmonisée de pièces justificatives entre les différents consulats. « Pour les longs séjours, la liste des pièces à fournir est arrêtée par le code européen d’entrée et de séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) ; pour les courts séjours, nous faisons circuler les instructions générales du code Schengen dans toutes les ambassades » , précise le ministère de l’Immigration. Pourtant, la Cimade a remarqué de grandes disparités. Et pour cause, le ministère ne procède à aucun contrôle. « Nous avons confiance en nos fonctionnaires » , argue-t-il. Mais quid des refus et du développement de réseaux parallèles ? « Le risque est la marchandisation des visas, la corruption. Le catalogue Schengen, du Conseil européen, préconise des roulements de fonctionnaires », rappelle Virginie Guiraudon, directrice de recherche au CNRS qui a contribué en 2003 à la Mise à l’écart des étrangers : les effets du visa Schengen. Et le marché parallèle rapporte : les intermédiaires peuvent aller jusqu’à vendre le visa 6 000 euros au Mali, contre 220 euros tout compris pour une procédure légale, selon la Cimade. Le 9 juillet, le ministère a annoncé qu’à compter du 5 mars 2011 « tous les refus de visas de court séjour seront motivés en vertu d’une obligation introduite par le code communautaire des visas » . Une annonce qui peut laisser dubitatif, étant donné l’application des lois déjà en place. Selon le ministère de l’Immigration, ne doivent être motivés que les refus concernant les membres de la famille de Français, les cas de regroupement familial et les enfants adoptés. ­Pourtant, Patricia Demba-Bassonga vit l’enfer depuis un an. « Le visa pour mon fils adoptif a été refusé sans aucune justification. J’ai écrit au ministère, au maire de ma commune, j’ai même l’appui de plusieurs sénateurs. Rien n’y fait. Les lois sont faites seulement pour certains » , dénonce-t-elle. Face à l’afflux de requêtes, 54 postes consulaires sur les 197 que compte la France ont mis en place une procédure d’externalisation. Des sociétés privées gèrent ainsi les rendez-vous et vérifient les dossiers. Outre le manque de confidentialité, la Cimade y voit une dérive financière. « La demande de visa peut aller de 60 à 99 euros suivant la durée du séjour. À cela peuvent s’ajouter jusqu’à 30 euros en cas d’externalisation. Des frais qui ne sont bien entendu pas remboursés en cas de refus de délivrance de visa » , rappelle Sarah Belaïsch, coordinatrice du rapport.

Externalisé lui aussi dans un avenir proche, le relevé des empreintes biométriques. La biométrie concerne pour le moment 101 postes consulaires et doit être généralisée d’ici au 1er janvier 2012. L’externalisation sera testée à Alger, à Istanbul et à Londres, en vertu d’un décret du 10 juin 2010. En outre, les États de l’espace Schengen ont décidé en 2008 de constituer une base de données biométriques, le Système d’information sur les visas (VIS). Un fichier dénoncé par la Cimade, qui estime qu’il pourrait recenser 100 millions de personnes en 2011. Les données, qui ne concerneront que les visas de court séjour, seront conservées cinq ans. Le fichier controversé est déjà un gouffre financier. Il doit être constitué en synergie avec un autre, le système d’information Schengen, dont la seconde version, prévue en 2007, n’est toujours pas opérationnelle. « Ces fichiers sont nés de l’engouement des Allemands pour le fichage après le 11-Septembre. Or ce sont des projets-pilotes qui coûtent très cher et qui ne marchent même pas ! » , soutient Virginie Guiraudon.

Face aux situations kafkaïennes parfois rencontrées dans les consulats, nombreux sont ceux qui se découragent. Au Maroc, les migrants qualifiés se tournent désormais de plus en plus vers le Canada ou les États-Unis, selon le rapport de décembre 2009 intitulé la Migration ­qualifiée au Maroc : une étude socio-juridique du Consortium pour la recherche appliquée sur les migrations internationales (Carim). L’image de la France en prend un coup. Un demandeur algérien cité dans le rapport affirme : « Je ne peux pas accepter qu’un pays comme la France, qui est venu nous enseigner les valeurs
de la démocratie pour lesquelles
nous nous sommes battus, vienne aujourd’hui appliquer des règles de non-droit qui vont à l’encontre d’un idéal qu’il promeut. »

Société
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