« Sarkozy a franchi une ligne rouge »

À la veille de la mobilisation du 4 septembre contre la xénophobie d’État, Jean-Pierre Dubois,
président de la Ligue des droits de l’homme, revient sur le durcissement sécuritaire impulsé par le Président.

Ingrid Merckx  • 2 septembre 2010 abonné·es
« Sarkozy a franchi une ligne rouge »
© PHOTO : DESMAZES/AFP

Politis : Expulsions massives de Roms, amalgames entre étrangers et délinquants, proposition de déchéance
de la nationalité française… Le Président a encore vissé le thème sécuritaire le 30 juillet. 2010 : l’été de tous les dangers ?

Jean-Pierre Dubois | Cet été, un cap a été franchi avec un ensemble de décisions prises par un groupe proche du Président, qui ne se confond pas avec le gouvernement. Il y a une part de réaction conjoncturelle et tactique de la part de Nicolas Sarkozy, liée à sa situation politique, à ses promesses sur le pouvoir d’achat et aux scandales de corruption. Mais, au-delà, le Président approfondit un sillon : celui de son discours de 2005 sur le Kärcher et les racailles, ou de son discours de campagne électorale, où l’islam était présenté à travers l’image de moutons égorgés dans des baignoires. Il y a, dans les thèmes qui lui sont chers, ce que Charles Pasqua appelle « des valeurs partagées avec le Front national » . Mais l’expression des thématiques d’exclusion et les attaques portées aux valeurs républicaines ont atteint cet été un degré de violence sans précédent. Pour la première fois, un président de la République ­montre du doigt une communauté tout entière et obtient une série de mesures pour la mettre à l’écart.

Où en sont les expulsions de Roms ?

Elles se multiplient, on approche le millier de campements évacués. Ce qu’on ne rappelle pas assez, c’est qu’aucun Rom n’était impliqué dans les incidents de Grenoble et de Mont-Saint-Aignan. Je ne crois pas que Nicolas Sarkozy fasse l’amalgame entre Roms et gens du voyage, mais plutôt qu’il exploite des faits en réactivant de vieux préjugés. Il rejoint ainsi les positions de la Ligue du Nord et de Berlusconi en Italie, et d’une série de personnalités d’extrême droite en Europe. Le rapport du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (Cerd) a débouché le 27 août sur une procédure d’alerte rapide, ce qui est exceptionnel en Europe. Celle-ci ne concerne pas seulement la France mais aussi la Roumanie,
la Bosnie-Herzégovine, la Slovénie, l’Estonie, et le Danemark. Preuve d’une dérive : « Sarkozy a enfin fait ce que nous demandons » , a affirmé le principal ministre italien de la Ligue du Nord (Italie). On est entré dans une logique de grande violence, bien connue à l’Est de l’Europe. Cela aura des conséquences en France mais aussi à l’étranger, où des journaux, même conservateurs, vont très loin : le 17 août, le Times a titré « Sarkozy expulse les Roms et rappelle le souvenir de la Gestapo »…

Comment se dessinent les rapports de force en Europe autour des expulsions ?

L’ONU, le Conseil de l’Europe… toutes les institutions internationales ont réagi de manière négative. Même la Commission européenne, par la voix de Viviane Reding, démocrate chrétienne luxembourgeoise, a tenu des propos inhabituels en faisant part de son « inquiétude » et en appelant au respect des « règles partagées de l’UE sur la libre circulation, la non-discrimination et les valeurs ­communes… » . Pour l’immense ­majorité, les gouvernements sont plutôt inquiets. La question c’est : que se passe-t-il dans l’opinion publique ? Nous sommes dans une période de crise, marquée par l’angoisse, l’éclatement et une montée du populisme dans plusieurs pays. Le fait qu’un pays avec le poids de la France emboîte le pays à la Ligue du Nord sera utilisé comme un élément de légitimation et entraînera des contradictions : comment concilier l’exercice démocratique des institutions avec ce type de politique ?

En France, une cinquantaine d’organisations appellent à manifester le 4 septembre sur le thème : « Non à la xénophobie d’État »
L’expression ne fait plus peur ?

La LDH utilise cette expression depuis deux ans. Mais nous sommes aujourd’hui beaucoup plus nombreux à l’employer : certains qui la trouvaient trop forte ont rejoint l’appel pour le 4 septembre. Tous les syndicats, y compris FO, ont signé, ainsi que France Terre d’asile. L’arc des organisations va de la Licra, qui a immédiatement répondu, jusqu’à Alternative libertaire. Tout le monde n’est évidemment pas sur les mêmes orientations, mais le front de protestation contre l’inadmissible va extrêmement loin. Une partie de la majorité s’inquiète. Les yeux commencent à s’ouvrir.

Quel a été l’élément déclencheur ?

Les expulsions de Roms, certes, mais aussi la proposition de déchéance de la nationalité : le fait qu’on puisse utiliser la suppression de la nationalité comme une réponse large et catégorielle à des problèmes de délinquance, c’est du jamais vu depuis 1945 ! Brice Hortefeux vend la mèche de manière explicite en évoquant une « polygamie de fait » … À Grenoble, Nicolas Sarkozy a parlé des « Français d’origine étrangère ». Il est conseillé sur l’immigration par Maxime Tandonnet, dont les prises de position, notamment sur le « tribalisme » des immigrés, et les fréquentations le situent dans une radicalité au moins équivalente à celle du FN. Quand le président de la République évoque les « Français d’origine étrangère » , il devrait se rappeler qu’il vise un bon quart des Français. Et il réactive des souvenirs sinistres : la remise en cause des naturalisations fut la première mesure prise par l’État français au nom de la restauration de l’identité nationale. Il est vrai qu’il y a quelques années l’écrivain Renaud Camus avait expliqué ce qu’étaient les « vieux Français » , et qu’en mars dernier Gérard Longuet, président du groupe UMP au Sénat, avait évoqué « le corps français traditionnel » pour en exclure Malek Boutih, auquel on pensait à l’Élysée pour un poste de haut rang… L’idée que les enfants nés en France de parents étrangers devront montrer leur casier judiciaire pour devenir français à 18 ans revient à instaurer une présomption de délinquance.
La nouvelle « rupture » de cet été ne s’arrête pas aux Roms, elle concerne non plus seulement les sans-papiers mais aussi les étrangers, les personnes proches d’étrangers, ceux qui sont nés à l’étranger ou de parents étrangers, puis les Français par naturalisation… Elle remet en cause non plus seulement Mai 68 et les valeurs du Conseil national de la Résistance, mais des principes qui datent de 1789. Le nombre de personnes concernées est tellement considérable que c’est l’ensemble des équilibres démocratiques qui est menacé.

Cette politique relève-t-elle uniquement du discours
ou est-elle applicable ?

Concernant les Roms, elle est appliquée ! Avec des conséquences désastreuses, notamment sanitaires. Les situations sont tellement insupportables que des témoins peuvent être emportés par une légitime émotion, comme Mgr Robert Le Gall, archevêque de Toulouse, qui a fait un rapprochement entre les expulsions de Roms et la déportation des Juifs. À l’évidence, on n’envoie pas les Roms à Auschwitz. Mais quand on prend le chemin sur lequel Nicolas Sarkozy entraîne ses troupes, nul ne sait jusqu’où cela peut mener. Raison pour laquelle nous parlons pour notre part d’un « parfum des années 1930 » : nous ne sommes pas en face de fascistes, mais de politiciens sans scrupule. Que l’on touche à ce qui était tabou depuis la Seconde Guerre mondiale est le signe d’un affolement mais aussi de parentés avec l’extrême droite. L’indignation se comprend, mais perdre notre sang-froid ne fait que rendre service à ceux que nous critiquons. Ce qu’on peut dire dès aujourd’hui, c’est que Nicolas Sarkozy a franchi une ligne rouge.

Le texte de l’appel évoque « une remise en cause des principes qui fondent l’égalité républicaine ». Lesquels ?

L’article 1er de la Constitution, par exemple, instaure, dans le droit fil de la Révolution, l’égalité « sans distinction de race ni d’origine ». C’est l’idée que les gouvernants ne « trient » pas au sein du peuple. Aujourd’hui, le gouvernement de Nicolas Sarkozy trie. Ce n’est pas compatible avec la démocratie. Mais on sait que le Président joue la provocation. Il cherche la confrontation et crée de la violence symbolique pour retrouver de l’espace politique. Comme si seul un super-État d’urgence pouvait assurer sa réélection.

Entre autres conséquences :
un retour de la défense de l’asile, notamment de la part
des gens d’Église… Est-ce une bonne nouvelle ?

Ce qui est positif, c’est que les gens prennent la mesure du danger. Mais la politique décidée par Nicolas Sarkozy le 30 juillet aura des effets dramatiques. Il restera comme le président qui a ouvert la porte à des catastrophes : le député UMP Thierry Mariani propose maintenant de démolir ce qui reste de l’aide médicale d’État, et Éric Besson veut expulser les mendiants… Une espèce de folie compétitive s’est emparée des gouvernants. François Fillon a tenté de prendre ses distances avant d’être rappelé à l’ordre. Quoi que veuille tel ou tel, les chiens sont lâchés.

Qu’attendre des prochaines mobilisations ? Des reculs ?

On vit une crise sociale très lourde, qui ne fait que commencer. De plus en plus de gens vont se retrouver au chômage et dans des situations effroyables. Le retour de la désignation des « métèques » comme boucs émissaires n’en est que plus lourd de dangers. Après avoir réussi la mobilisation du 4 septembre, nous mettrons chaque député et sénateur devant ses responsabilités en donnant la plus grande publicité à tous les propos et votes émis en séance. Il faudra aussi poursuivre la bataille auprès de l’opinion publique. En temps de crise, on ne peut pas rester dans l’entre-deux : c’est soit la violence sociale, soit la solidarité. Chacun devra choisir, car aucun ­double discours ne sera tenable.

Société
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