Un travail jamais assez pénible

Le gouvernement fait mine de prendre en compte la pénibilité de certaines tâches. Mais les critères retenus sont si restrictifs qu’ils concerneront très peu de salariés. Décryptage.

Thierry Brun  • 2 septembre 2010 abonné·es

Les victimes du travail pénalisées

Le gouvernement a modifié le dispositif dit de « carrières longues » mis en place à la suite de la réforme de 2003, qui permet de partir avec une retraite à taux plein à 60 ans pour les salariés ayant débuté leur vie professionnelle entre 14 et 16 ans. Il représentera 50 000 départs à la retraite en 2011 et devrait atteindre 90 000 départs par an en 2015, compte tenu des « ajustements », estime le ministère du Travail. Le projet de loi ajoute une dimension nouvelle aux « carrières longues », c’est-à-dire un droit individualisé dont pourraient « bénéficier » les salariés « physiquement usés » au moment du départ à la retraite. Ainsi, le droit au départ à 60 ans sera ouvert aux assurés « justifiant d’un taux d’incapacité permanente égal ou supérieur à 20 % ayant donné lieu à l’attribution d’une rente pour maladie professionnelle (ou pour un accident du travail provoquant des troubles de même nature) ».
Les salariés usés devront donc apporter la preuve qu’ils sont bien victimes des conditions de travail pour obtenir, au mieux, leur départ à 60 ans. Ils effectueront des démarches auprès du médecin du travail, du médecin traitant et par la suite auprès du médecin-conseil de la caisse régionale d’assurance-maladie, qui se prononcera sur le taux d’invalidité. Le gouvernement estime que cette mesure concernera 10 000 personnes par an, ce qui réduit la pénibilité à un phénomène marginal. Or, un rapport parlementaire daté de mai 2008 (« Prévenir pour compenser la pénibilité ») estime à 20 millions le nombre d’actifs concernés par au moins un des critères (voir encadré), soit 80 % des actifs, et à un million le nombre de ceux qui seraient susceptibles de bénéficier d’une compensation.

Surtout, cette définition de la pénibilité suit les recommandations du Medef, qui voulait un constat médical individualisé a posteriori et non pas une approche collective reposant sur les métiers, les catégories professionnelles (comme c’est le cas pour le dispositif de cessation anticipée « amiante ») et les risques, qui permettraient aux salariés placés dans une même situation d’obtenir les mêmes droits. Pour le ministre du Travail, Éric Woerth, il n’est pas question que le texte revienne sur la loi de 2008 qui a supprimé la dispense de recherche d’emploi pour des raisons de santé des salariés chômeurs de plus de 57,5 ans. Plus largement, le projet Woerth impose aussi une mesure du Medef, rejetée par l’ensemble des syndicats, qui consiste à modifier la loi de 1946 préconisant « d’éviter l’altération de la santé des travailleurs du fait du travail ». La philosophie générale du texte cherche à maintenir les salariés au travail, même atteints de maladies professionnelles.

Des inégalités aggravées

Le gouvernement présente son texte comme empreint d’une rare humanité. Or, la reconnaissance de la pénibilité, réduite au handicap physique dûment constaté, peut être à double tranchant lors du suivi médical. Les entreprises ne tiennent pas à embaucher des personnes qui ont rencontré des difficultés physiques, qui risquent d’être moins performantes, voire malades. Ces salariés n’ont quasiment plus la possibilité de poursuivre leur activité professionnelle, et nombre ­d’entre eux font partie des 6 salariés sur 10 qui, dans le privé, n’ont plus d’emploi au moment de la retraite. En fait, le « travailler plus longtemps » promu par le texte gouvernemental devient ainsi un facteur aggravant des inégalités.
Ainsi, les inégalités sociales sont criantes face aux conséquences des conditions de travail. Selon l’Institut national d’études démographiques (Ined), un ouvrier vit six ans de moins qu’un cadre, dix de moins si l’on considère l’espérance de vie sans incapacité. « C’est ce que les démographes appellent “la double peine des ouvriers : plus d’années d’incapacité au sein d’une vie plus courte” » , ont souligné Arnaud de Broca, secrétaire général de la Fnath (association des accidentés de la vie), et François Desriaux, porte-parole de l’Association nationale des victimes de l’amiante (Andeva). Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche à l’Inserm, souligne aussi l’ « aggravation constante, depuis plus de vingt ans, des inégalités dans la répartition des risques et des conditions de travail, entre travailleurs statutaires d’entreprises dominantes et travailleurs extérieurs et/ou temporaires relevant de statuts très divers et soumis à des formes plus ou moins accentuées de précarité ». Les réformes successives des retraites n’ont jusqu’à présent pas tenu compte de ces phénomènes.

La prévention oubliée

Dans son texte, Éric Woerth souhaite « renforcer la prévention des situations de pénibilité » . Mais on reste dans l’affichage, du fait de l’hostilité du Medef sur cette question, qui a déjà eu pour conséquence l’échec des négociations sur la pénibilité en 2008. La seule mesure retenue, elle aussi à ­double tranchant, est l’enregistrement obligatoire des expositions aux risques professionnels dans un carnet de santé individuel du salarié. Le gouvernement a par la suite prétendu résoudre ce problème avec un plan d’action relatif à l’emploi des salariés âgés. Depuis 2009, les entreprises de plus de 50 salariés sont dans l’obligation de négocier un accord ou d’élaborer un plan d’action sur l’emploi des seniors, sous peine d’une pénalité correspondant à 1 % des rémunérations versées, mais les critères pour valider ce genre d’accord sont de simples orientations sans contrainte. Ainsi, le volet portant sur l’amélioration des conditions de travail et la prévention des situations de pénibilité est totalement négligé, affirment les syndicats. Un document de la direction générale à l’Emploi, transmis fin mai au Conseil d’orientation des retraites, reconnaît que peu d’actions précises sont retenues dans ce domaine.

Quelques concessions, mais à la marge

La perspective d’un mouvement social de grande ampleur rend fébrile le chef de l’État, qui a donné son accord de principe à ce que des amendements au projet de loi sur les retraites soient présentés lors de son examen à l’Assemblée nationale, à partir du 7 septembre. Le gouvernement compte apporter des modifications de nature « réglementaire » sur trois volets : la prise en compte de la pénibilité, des carrières longues et de la situation des polypensionnés, sans toutefois aller bien loin dans les concessions pour des raisons budgétaires.
En l’état, le projet de réforme ne tient pas compte des facteurs de pénibilité comme le travail de nuit ou l’exposition aux produits toxiques. Le dispositif « exclut les salariés exposés à des produits cancérogènes et dont les effets ne sont pas visibles à 60 ans, mais aussi une majorité de victimes du travail pour lesquelles il n’existe pas de tableau de maladies permettant une reconnaissance », explique la Fnath. Les syndicats ne manquent pas de fustiger l’exclusion de ces pathologies dans la prise en compte du droit au départ à la retraite anticipée. « Le volet pénibilité de la réforme des retraites s’apparente à une succession d’injustices » , ont dénoncé Arnaud de Broca et François Desriaux.

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La gauche face à ses responsabilités
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