Plus belle la lutte à Marseille

La cité phocéenne est à la pointe de la contestation. De plus en plus de secteurs se rallient au mouvement de grève. Reste maintenant à organiser une convergence des revendications.

Sébastien Boistel  • 14 octobre 2010 abonné·es

« Aux armes ! C’est nous les Marseillais ! Et nous allons gagner ! » Non, vous n’êtes pas au Vélodrome, mais en train de battre le pavé entre le Vieux-Port et Castellane, pour la défense des retraites. Un slogan qui peut surprendre, mais auquel on s’habitue. Comme au fait de voir que c’est à Marseille que l’écart entre les ­chiffres des syndicats et ceux de la police est le plus grand. Pourtant, c’est indéniable, la cité phocéenne est à la pointe de la contestation. En tête, les dockers, bien sûr, qui bloquent depuis le 27 septembre les terminaux pétroliers de Fos-Lavera, avec, depuis la semaine dernière, l’appui des salariés de la pétrochimie. Mais, de fait, en se mobilisant dès le 23 septembre, les agents des cantines et des crèches de Marseille leur ont « grillé la politesse ». Et le 5 octobre, lors d’un pique-nique revendicatif sous les ­fenêtres du vice-président du Sénat (un certain Jean-Claude Gaudin), ils ont été rejoints par une centaine d’enseignants, en lutte eux aussi depuis le 23. Et d’occuper successivement la chambre de commerce puis le Crédit lyonnais avec pour mot d’ordre : « Rendez-nous l’argent ! »

En route, le cortège a fait un crochet par Monoprix, pour soutenir les salariés qui, depuis la mi-septembre, mènent un mouvement exemplaire pour l’amélioration de leurs conditions de travail. Et si, après trois semaines de bras de fer et avoir obtenu en partie satisfaction, les grévistes du magasin du Prado ont repris le travail, c’est en se promettant d’être à nouveau dans la rue mardi. En clair, ça « pète » de partout. D’ailleurs, aux côtés de secteurs traditionnellement revendicatifs, certains font preuve d’une combativité peu commune, notamment les employés des impôts. Tandis que d’autres se mettent en grève pour la première fois, comme les cinémas d’art et d’essai Le César et Les Variétés. Ou avec une vigueur inattendue, par exemple à l’hôpital privé Saint-Joseph.

Pour expliquer ce « tropisme marseillais », certains lèvent le nez au ciel : « Avec un soleil pareil, on est mieux dans la rue, sourit un gréviste de Saint-Joseph. Et puis on est des Latins, on a le sang chaud ! » Pour Marie-Claude, sur le piquet de grève du Monoprix de la Canebière : « Ici, il y a beaucoup de chômeurs, de RMIstes. Les gens savent qu’on ne peut pas vivre avec une paye de moins de 1 000 euros. » Même analyse de Jean-Marie Michelucci, représentant CGT de la pétrochimie dans la région : « À Marseille, un tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté. Alors, ici, quand on a un boulot, on fait tout pour ne pas retomber dans la précarité. Et, au-delà, on est dans un département où la Fonction publique est très présente et où il y a encore pas mal d’industries. D’où un solide maillage ­syndical. »
Pour Frédéric Michel, de SUD Rail, « il y a dans le Sud une véritable culture ouvrière de la lutte » . Pour Sébastien Fournier, instituteur dans les quartiers nord et représentant du Snuipp, « Marseille est une ville populaire qui a su conserver cette tradition. En 1947, il y a eu des grèves très dures, des occupations… »

Infatigable militant de la CGT, Charles Hoareau, lui, se souvient de « la grève des mineurs en 1988 » et de « la mobilisation des chantiers de La Ciotat » . Sans oublier, bien sûr, les coups d’éclat de la CGT chômeurs, dont il a été le patron plusieurs années. Or, constate Pierre Godard, représentant de la FSU chez les agents territoriaux de Marseille, « face à cette tradition de lutte spontanée et explosive, on a affaire à un patronat tout ce qu’il y a de moins doué pour la négociation » . En témoigne l’attitude de la direction de Monoprix, qui, tout au long du conflit, a oscillé entre autisme et coups de force. Rien de mieux pour radicaliser des salariés qui n’avaient jamais fait grève de leur vie. « Des gens qu’on va ­désormais retrouver dans les cortèges , assure Charles Hoareau. Et dont la victoire ne peut que renforcer la mobilisation. Qui plus est dans un contexte où la réforme des retraites est un véri­table catalyseur. »

Alors, certes, en rappelant que la CGT des Bouches-du-Rhône s’est prononcée sans ambiguïté pour la grève reconductible, Jean-Marie Michelucci a sans doute raison lorsqu’il affirme que « les syndicats sont en passe de gagner, dans l’opinion, la bataille des idées » . Mais y aura-t-il pour autant convergence des luttes ? Sébastien Fournier veut y croire : « On a très vite tissé des liens avec les territoriaux, les impôts, Monoprix. Il y a même eu des contacts entre les enseignants de l’étang de Berre et les salariés de la pétrochimie. » Reste que, pour Frédéric Michel, « si l’on est bien à la pointe de la mobilisation, ce qui manque encore, c’est l’étape d’après. À savoir la construction commune d’une lutte intercatégorielle. Et, paradoxalement, quand on est dans un bastion syndical, ce n’est pas toujours facile » .

Charles Hoareau, lui, ne nie pas le décalage entre « les directions parisiennes » et la base. Et se souvient des grincements de dents qu’a pu susciter l’intervention de chômeurs dans des AG de cheminots. Mais, pour lui, ce qui fait défaut, « c’est la traduction politique de cette colère. Car, derrière les retraites, ce qui se cache, c’est un choix de société » . En attendant, pour Pierre Godard, « aujourd’hui, tout responsable syndical sait une chose : si cette réforme passe, elle fera date et on se la traînera pendant des années. Alors, aujourd’hui, il faut prendre des risques ». Des propos qui résonnent furieusement avec ce tag vengeur déchirant le mur décrépi d’une ville où les affiches tiennent plus longtemps que la peinture : « Pas de retraite, à l’attaque ! »

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