Robert Castel : « Un sentiment profond d’injustice »

Le mouvement massif contre les retraites marque une opposition résolue aux réformes libérales. Une nouvelle forme de « lutte des classes », même si le groupe des opposants n’est pas homogène. Il faut maintenant imposer de nouveaux droits et un nouveau modèle social. Robert Castel
analyse les ressorts du mouvement contre la réforme des retraites.

Thierry Brun  • 11 novembre 2010 abonné·es
Robert Castel : « Un sentiment profond d’injustice »
© Robert Castel est sociologue, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, signataire de l’appel lancé par la Fondation Copernic et l’association Attac en faveur de la retraite par répartition. Photo : AFP/Bureau

Politis : Quel est votre sentiment sur ce mouvement social qui a bataillé contre la réforme des retraites ?

Robert Castel : Ce mouvement a manifesté un attachement au droit à la retraite comme un droit social fondamental. La retraite est par excellence la manière de sécuriser l’avenir, d’avoir la certitude de disposer d’un socle de ressources et de droits lorsqu’on ne pourra plus travailler. Le caractère impressionnant du mouvement actuel se situe dans une conjoncture d’incertitudes et de craintes profondes face à l’avenir. Tous les sondages d’opinion ­montrent cette crainte, qui vient d’une ­inté­rio­ri­sation de la précarisation des relations de travail et du chômage, avec ce sentiment que la situ­a­tion risque de se dégrader au fur et à mesure qu’on s’installe dans la crise. Défendre le droit à la retraite ainsi qu’un âge de départ manifeste le désir d’un point fixe dans cette situation d’inquiétude généralisée. C’est pourquoi ce mouvement va sans doute laisser des traces profondes. Il marque une ­oppo­sition résolue aux politiques de réformes libérales.

Le gouvernement s’attaque à nouveau au pacte social. Est-il encore au cœur de notre société ?

Une sorte de culture du social, qui ne date pas d’aujourd’hui, est encore profondément inscrite en France. Comme l’illustre, par exemple, cet important mot d’ordre dans le mouvement : « Touche pas à ma Sécu. » Les droits sociaux ne sont pas seulement des avantages acquis, ils sont l’aboutissement d’une longue histoire faite de luttes et de conflits, avec l’idée que le travail est une réalité fondamentale. Au-delà de son intérêt marchand, le travail constitue le socle à partir duquel le salarié et ses ayants droit peuvent construire un minimum d’indépendance économique et sociale. Cette indépendance s’obtient par l’intermédiaire des droits qui sont attachés à ce travail, et la retraite en est l’un des piliers. Les mouvements sociaux depuis le début de l’histoire du travail ont eu un rôle essentiel pour arriver à un certain nombre d’acquis. Ainsi, la réduction du temps de travail n’est pas tombée du ciel.

La retraite pose aussi la question de l’emploi…

Qu’est-ce que la retraite ? C’est d’abord un salaire différé. Le travailleur a gagné son droit à la retraite à travers son travail. Il y a donc une relation organique entre le travail et les droits liés à celui-ci, ­notam­ment le droit à la retraite. Les gens ont bien compris cela, notamment les jeunes. Cela pourrait paraître étonnant que des jeunes se mobilisent contre la réforme des retraites, mais la précarité et la crainte du chômage sont derrière leur attachement à la retraite. Il y a une corrélation forte entre défendre le droit à la retraite et, plus ­géné­ralement, défendre une condition salariale qui passe par la lutte contre le chômage et la précarité.

Le thème de la répartition des richesses est au cœur du mouvement social. Est-on à un moment charnière de la crise du capitalisme ?

C’est un signe de la conscience des risques et même de la peur devant l’évolution de la situation économique et sociale. On a parlé de mondialisation heureuse ; un discours sociologique ou parasociologique a été tenu sur une relative homo­généisation de la société, un embourgeoisement de la classe ouvrière et le ­déve­lop­pe­ment d’une sorte de grosse classe moyenne avec des situations de confort relatif… Or, l’histoire ne se passe pas comme ça. Dans les transformations actuelles, sous l’hégémonie du capital financier international, de la mondialisation, il y a des gagnants et des perdants. Cette réaction contre la réforme des retraites est entretenue par un sentiment profond d’injustice, en particulier dans le contexte de la politique française, où nombre de situations – comme l’affaire Bettencourt et quelques autres épisodes de ce type – ont une signification symbolique. La situation est dure pour de plus en plus de personnes et, dans le même temps, certaines catégories s’en tirent plus que bien.

De plus, l’épisode de la crise financière d’octobre 2008 est une démonstration claire de l’échec du modèle libéral. Une organisation de la production et des échanges est laissée à la recherche exclusive du profit pour le profit, de la compétitivité, sans un minimum de contreparties sociales. Cela ne fait pas société, au sens d’un minimum de solidarité, d’échanges, d’interdépendance entre les membres d’une même société. Thomas Hobbes avait bien compris que, lorsque les individus sont livrés à eux-mêmes, cela risque d’être la loi de la jungle plutôt que la constitution d’une société solidaire. Le fait que s’affaiblissent les régulations, les droits qui avaient ­domes­tiqué le marché à la fin du développement du capitalisme industriel, renvoie les gens à eux-mêmes, avec ces clivages qu’on observe ­aujourd’hui.

N’y a-t-il pas aussi une prise de conscience d’une condition salariale qui ne serait plus essentielle dans les réformes gouvernementales ?

On entend un discours qui ne tient pas debout, par exemple sur la sortie du salariat, voire la fin du travail. En France, plus de 90 % de la population active est salariée. Le salariat constitue encore la condition massive de l’immense majorité de nos concitoyens. Mais il perd de sa consistance. Depuis une dizaine d’années, on voit par exemple la résurgence de la catégorie des travailleurs pauvres, de plus en plus nombreux à ne plus assurer les conditions de base d’une indépendance économique pour eux-mêmes et leur famille. Derrière la manifestation contre la réforme des retraites, il y a la conscience de la dégradation de la condition salariale.

La précarisation est d’un point de vue sociologique le processus fondamental. Le taux de chômage est considérable, et cela signifie que le nouveau régime du capitalisme est incapable d’assurer le plein-emploi. Mais la dégradation du statut de l’emploi est aussi importante : de plus en plus de salariés travaillent en deçà du statut qui constituait le salariat à part entière jusque dans les années 1970. Le développement de ce précariat constitue une sorte de nouvelle strate de la division du travail, en deçà du salariat au sens fort du mot, caractérisé par le statut complet de l’emploi.

Ne pensez-vous pas qu’il y a une confrontation là aussi fondamentale avec une individualisation de plus en plus forte de notre société ?

Il y a incontestablement un processus d’individualisation très fort. On est de plus en plus dans une société des individus, du fait notamment d’un processus de décollectivisation, y compris dans l’organisation du travail. Les individus, livrés à eux-mêmes, sont mis en concurrence. Certains sont parfaitement à l’aise dans cette conjoncture et sont les gagnants de ces transformations. À l’inverse, il y a ceux, de plus en plus nombreux, qui sont les perdants, qui n’ont pas les conditions de base pour être, si j’ose dire, des individus à part entière avec un minimum d’indépendance économique et sociale.

Dans les manifestations, des pancartes parlaient de retour à la lutte des classes, ce qui est paradoxal dans une société de l’individu, mais c’est la conscience du fait que les individus demeurent clivés par des différences fondamentales. On peut voir là l’image d’une lutte des classes. Cependant, au moment de la lutte des classes, il y avait deux blocs antagonistes : le capital et le travail, pour dire les choses grossièrement. Or, aujourd’hui, les perdants sont dans des situations très diverses, sans ­véri­table unité. Dès lors, on ne peut affirmer qu’ils constituent vraiment une classe sociale comme a pu l’être la classe ouvrière pendant près d’un siècle.

La transformation du salariat et le contexte de crise actuelle n’incitent-ils pas à trouver un nouveau modèle social ?

Un certain nombre de personnes, le mouvement social l’a montré, ne sont pas résignées à cette dynamique ­libérale. Il y a des éléments irréver­sibles dans la situation de sortie du capitalisme industriel et depuis le début des années 1970. On ne pourra revenir sur la mondialisation et les transformations technologiques qui ont profondément transformé la condition du travail et le salariat. Mais ne serait-il pas possible dans cette conjoncture plus mobile, plus individualisée et plus concurrentielle, d’attacher de nouveaux droits, de redéployer les droits du modèle social ? Il existe des pistes du côté de la sécurisation des parcours professionnels ou d’une sécurité sociale professionnelle, qui articuleraient cette nécessité d’accepter la mobilité et la nouvelle donne qui se met en place avec la mondialisation. Cela dépend d’un rapport de force et, de ce point de vue, c’est loin d’être évident.

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Une société debout
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