Un homme pluriel si singulier

Entre archives et témoignages, Philippe Kohly signe un portrait de Romain Gary,
plongeant en même temps au cœur de l’œuvre. Un film exceptionnel.

Jean-Claude Renard  • 25 novembre 2010 abonné·es

« J’avais compris que, si je mentais, il fallait que je mente près de ma vérité, sous peine de parler faux. » Paul Pavlowitch commente aujourd’hui son interview accordée à Yvonne Baby pour le Monde . On est en 1975. La presse court après Émile Ajar depuis le succès de Gros câlin , suivi de la Vie devant soi , devenu favori du Goncourt. Voilà l’auteur se prêtant enfin aux sollicitations des médias. Ils ne sont pas des bottes à se douter du subterfuge, sinon personne, sinon peut-être Raymond Queneau. Car Ajar, on le saura six ans plus tard, n’est autre que Gary. Qui envoie son petit-cousin Pavlowitch prendre ses traits. Il a l’étoffe du rôle, la gueule de l’emploi. Philippe Kohly ouvre ainsi son documentaire sur le plus superbe ­canular de l’histoire littéraire contemporaine. Un film sobre, nourri d’archives, de dessins, de photographies, ponctué des interventions lumineuses de Paul Pavlowitch.

Passé le subterfuge, le réalisateur revient aux sources biographiques. Parce que l’itinéraire du sujet est un roman total, parce que ce goût de la dissimulation, du masque, façon ­Ensor, est constitutif de l’identité de l’écrivain. Un goût qui trouverait ses origines du côté de Vilnius, terre natale de cette famille juive. Un père absent, une mère omniprésente, en proie aux rêves de grandeur pour son rejeton. « Tu seras ambassadeur ! » Cette mère exigeante, ­envahissante, demeure la clé de ­l’œuvre comme de l’existence de Gary. Non sans poids : « Avec l’amour maternel, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusqu’à la fin de ses jours. Après cela, chaque fois qu’une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son cœur, ce ne sont plus que des condoléances. » La messe est dite. Mais au sortir de la Grande Guerre, Gary s’appelle encore Roman Kacew, se rêvant fils naturel du fameux acteur russe, Ivan Mosjoukine.

L’enfance est une brinquebale secouée par l’antisémitisme, une marche vers l’ouest. De Vilnius en Pologne, jusqu’en France, terre promise. « À chaque fois , observe Paul Pavlowitch, vous laissez derrière vous votre langue, votre pays, puis le pays suivant d’adoption, d’adoption provisoire, vous ne pouvez le faire que par des abandons successifs. Vous perdez à chaque fois votre bagage qui doit vous structurer, vous, jeune mioche. Comment on vit ça sans devenir mélancolique ? Impossible. »

À 14 ans, le jeune garçon de Vilnius entre au lycée à Nice, au milieu de bourgeois qu’il ne fréquente pas. Études de droits. Roman devient Romain. Nom : Gary, signifiant, en russe, celui qui « brûle ». Il publie une première nouvelle, l’Orage , dans Gringoire, la revue de Kessel. Puis s’engage dans l’armée de l’air, rejoint la France libre dès juin 1940, ­intègre un groupe de bombardiers.

Il apprend par télégramme la mort de sa mère. La rupture du cordon ombilical vire en commotion chez ce casse-cou. De Gaulle le fait compagnon de la Libération. Le statut d’écrivain résistant s’offre à lui. Il le refuse. Et endosse le rôle de diplomate. À Sofia puis en Californie. Le rêve maternel est accompli. À la fin des années 1950, il quitte le smoking, se cale dans les lettres. Un ­autre rôle encore. Les Racines du ciel obtient le Goncourt. Les publications se succèdent, les frasques itou, la vie de couple avec Jean Seberg aussi.

Gary vit son propre personnage, malgré les étiquettes qui s’accrochent, du gaulliste, du baroudeur péremptoire, de l’auteur démodé, du métèque installé rue du Bac. En lui s’agite une confrontation entre l’homme de culture et l’homme réel. Tous deux authentiques. Clivage et conflit permanent chez un homme qui se maquille, porte gilets mexicains. Tombe l’idée Ajar. Époustouflante. Il publie une comédie d’espionnage, les Têtes de Stéphanie , sous le nom de Shatan Bogat, et parallèlement Gros câlin , sous le nom d’Ajar.

Le premier pseudo est vite démasqué. Il ne fait que mieux protéger Ajar, ce mystérieux auteur, « ancien étudiant en médecine, poursuivi pour des avortements clandestins, réfugié à Rio » . En réalité donc, rue du Bac, Ajar écrit à 400 mètres des bureaux de Gallimard ! Le Paris littéraire flingue Gary, salue Ajar. C’est aussi bientôt la fin d’un homme qui a fixé son jour (à 66 ans, et par balle), la fin d’un homme « si près de la mort. Il s’y préparait ; il la vivait » , ponctue Paul Pavlowitch.

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