« Chez Sarkozy, le corps fait le personnage »

Denis Podalydès incarne Nicolas Sarkozy dans « la Conquête », de Xavier Durringer, qui doit sortir en mai 2011. Il explique l’avoir joué comme n’importe quel rôle mais en s’inspirant de l’homme réel.

Ingrid Merckx  • 23 décembre 2010 abonné·es

Politis : Excepté Gabin dans le Président (Henri Verneuil) ou Bouquet dans le Promeneur du champ de mars (Robert Guédiguian), le cinéma français ne s’attaque pas aux présidents. Encore moins de leur vivant. Vous qui avez interprété des personnalités (Attali, Mauriac, Aurenche, Sainte-Beuve, Sartre), avez-vous eu le sentiment d’entamer un travail exceptionnel, voire périlleux, avec la Conquête, de Xavier Durringer ?

Denis Podalydes : Je suis entré dans cette histoire tout de suite, le cœur léger, sans me soucier d’éventuelles implications politiques ou médiatiques. Le scénario et le personnage m’ont passionné, j’ai senti que je pouvais faire quelque chose de personnel, qu’il fallait que j’y aille. Je n’ai, dans un premier temps, pas prêté attention à la « délicatesse » du sujet… Alors un travail exceptionnel, oui, en raison du sujet, du scénario et du rôle, mais périlleux, je ne sais pas…

Pourquoi vous avoir choisi, vous, pour ce rôle ?

Deux acteurs de grande réputation ont décliné l’offre. Puis on a pensé à moi. Sans doute à cause de Sartre [ Sartre, l’âge des passions de Claude Goretta, NDLR]. C’est une intuition personnelle de Xavier Durringer, je crois. Le scénario était remarquablement écrit, documenté, précis, serré, vif et frappant. Le rôle aussi.

Rarement un homme public aura été autant photographié, filmé, enregistré que Nicolas Sarkozy. De quels documents vous êtes-vous servi pour l’incarner ?

Il existe tant d’images, d’interviews, de documentaires, de propagande, d’émissions, une vidéothèque entière ! J’ai engrangé, le plus possible. L’émission « 100 minutes pour convaincre » [du 20 novembre 2003], j’ai dû la regarder ­quatre ou cinq fois. Elle est longue, variée, et Sarkozy s’y montre sous plusieurs jours. On sent particulièrement dans ces images qu’il est dans l’énergie même de sa campagne ; il en veut, il y croit, il mange le plateau, les interlocuteurs, les questions. Le personnage tout entier est là.

Ce dossier consacré au « corps du chef » distingue le corps-institution investi de sa fonction, le corps comme instrument de communication et le corps « humain » (stature, gestuelle…). Avez-vous opéré de telles distinctions ? Sur quels éléments et signes distinctifs vous êtes-vous appuyé ?

Cela me fait penser aux Deux Corps du roi , la théorie de Kantorowicz, que nous avons beaucoup interrogée en répétant Richard II [mis en scène par Jean-Baptiste Sastre au festival d’Avignon 2010, NDLR]… Pour la Conquête , nous avons décidé de nous donner une certaine liberté par rapport au modèle, tout en essayant de lui emprunter le plus possible, tant chez Sarkozy le corps est en avant, fait tout autant le personnage. Je me suis laissé imprégner peu à peu, laissant venir des gestes, des accents, des rythmes, au fur et à mesure que j’apprenais les scènes, regardais les images, écoutais les discours et les entretiens. Là où il n’existe que peu d’images quand même, le registre intime, j’y suppléais en le déduisant du reste, d’autant que Sarkozy met beaucoup d’intimité, d’engagement personnel plutôt, dans son discours public.

À quel(s) moment(s) vous êtes-vous « senti » Nicolas Sarkozy ?

En faisant le discours d’investiture à l’UMP, le discours du Bourget, car je l’ai repris tel quel, en le respirant et l’accentuant pratiquement à l’identique. Et les figurants jouaient si bien le jeu que j’ai eu un sentiment d’empathie. À d’autres moments aussi, parfois très fugaces, avec Samuel Labarthe-Villepin, ou Florence Pernel-Cécilia, avec Bernard Le Coq-Chirac, aussi. À certains accents que je sortais sans y prendre garde, et qui donnaient une étrange sensation d’altérité…

Comment éviter la caricature et le jugement ? Une interprétation peut-elle être apolitique ?

Bruno Ganz a joué Hitler dans le film la Chute . Il y est admirable, et toutefois on lui a reproché d’humaniser Hitler. L’interprétation devient politique dans la tête du spectateur. On n’y peut rien. Pour ma part, je me suis gardé de tout jugement porté sur la personne, j’ai mis de côté mon opinion politique, sans peine d’ailleurs : dans le jeu, on n’y pense même pas. L’acteur n’est pas à cet endroit-là, si je peux dire, dans le moment où il tourne. Sinon, il est dans la caricature, le registre parodique, le schéma partisan, etc. Il doit être au service d’un discours extérieur à la nécessité de son rôle, à l’autonomie de son incarnation. On ne rend pas justice à son métier en se disant : « Ah, moi, je suis de gauche, alors cet homme de droite, je vais le jouer en montrant comme je ne suis pas d’accord, alors je le rends diabolique, veule, ridicule… » Non. Il y a des situations induites par le scénario, qui placent le personnage dans telle et telle posture, à travers lesquelles il sera tantôt bon, tantôt méchant, glorieux ou ridicule, fort ou faible, etc. Cela, ce n’est pas l’acteur qui le décide et, surtout, pas tout seul. C’est une conséquence de la situation, des scènes, et de la mise en scène.

J’essaie, pour ma part, de présenter un caractère contradictoire, comme pour toute personne vivante, ou personnage que l’on souhaite vivant. Il y a un mystère qu’il faut à la fois préserver et éclaircir. À ce titre, il n’y a pas un sort particulier à faire à Sarkozy, sous prétexte qu’il est le président actuel de la République. Je le joue comme je joue n’importe quel autre personnage, sauf que je m’inspire fortement de l’homme réel Sarkozy. Quant aux conséquences politiques du film, je ne les mesure pas. Je ne crois pas qu’il fasse ni du bien ni du mal au principal intéressé. Le film Il Divo fait-il du bien ou du mal au personnage d’Andreotti ? La où la Conquête pourra prendre une saveur subversive, c’est dans la comparaison entre la France appelée de ses vœux par le candidat Sarkozy entre 2002 et 2007 et la France dont il est l’actuel Président…

Dans l’arène politique, tout le monde semble « en représentation ».
Vous excellez dans la comédie et la tragédie. Quel registre l’emporte dans « votre » Nicolas Sarkozy ?

Je n’ai pas encore vu le film, je ne peux donc pas répondre. Il y avait beaucoup de choses très drôles dans le scénario, j’espère ne pas les avoir trahies, et avoir contribué à en actualiser le potentiel dramatique et comique. Le monde politico-médiatique est un grand cirque où il y a de quoi rire à s’en décrocher les mâchoires, comme de quoi pleurer de rage et de désespoir.
Que retenez-vous de votre passage « dans la peau de Nicolas Sarkozy » ?
Un formidable plaisir de jeu et de complicité avec le réalisateur, l’équipe technique, Gilles Porte, le chef-opérateur, et bien sûr les autres acteurs. De très belles scènes de provocation, de férocité, de tendresse déchirée. Des situations qui tenaient à la fois du polar, du western et de la comédie. J’éprouve beaucoup de gratitude à l’égard de Patrick Rotman, qui a écrit ce scénario. Le plaisir de se dire, de se questionner, de méditer : « Est-ce que je saurais, moi, Denis Podalydès, être et me mouvoir dans le monde politique ? » « À quoi tient le pouvoir ? » « Suis-je moi-même un homme de pouvoir ? »

Publié dans le dossier
Le corps en politique
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