Feu le camarade Prouvost

À l’occasion du 90e anniversaire du PCF, Roger Martelli se penche sur « l’empreinte communiste ».

Denis Sieffert  • 23 décembre 2010 abonné·es

Qui se souvient du « camarade Prouvost » ? Il est un peu le Stakhanov français. Célébré non pas pour son rendement au travail, mais pour avoir reçu des mains de Maurice Thorez la millionième carte du Parti communiste français. C’est à la Fête de l’Humanité de septembre 1945 que le secrétaire général du PCF remit cette distinction honorifique à un mineur de la fédération du Pas-de-Calais, dont il était lui-même originaire. Le camarade Prouvost a bien existé ; la « millionième carte », probablement jamais. Selon Roger Martelli, qui analyse dans un petit ouvrage tout à fait passionnant « l’empreinte communiste » dans la société française, le Parti ne comptait guère plus de 515 000 cartes placées en décembre de la même année. Il n’empêche ! Le Parti communiste français n’était pas loin de son apogée, qu’il atteignit sans doute deux ans plus tard. Martelli parle de 540 000 cartes placées, alors que les documents de la direction citent 813 638 adhérents. À titre de comparaison, il est question de 133 476 en 2009 (chiffres officiels).

Avec le temps, et l’apprentissage de la défaite et de l’humilité, l’écart entre la réalité et le chiffre officiel est sans doute bien moindre aujourd’hui. L’historien a d’ailleurs bien du mérite pour se repérer dans ce maquis. Pour mesurer l’influence du Parti, il s’appuie aussi sur l’audience électorale. Selon ce double critère, le PCF connaîtra deux pics d’influence : aux législatives de novembre 1946, où il recueille près de 5,5 millions de voix, soit 28,6 % des suffrages exprimés ; et en 1978, où il compte officiellement plus de 566 000 adhérents, mais pour un résultat plus modeste aux législatives de mars (5,7 millions de voix, soit 16,8 % de suffrages exprimés). La suite, à partir de 1981, ne sera qu’un long déclin. La chute sera d’ailleurs beaucoup plus brutale et même vertigineuse sur le terrain électoral, alors qu’elle se traduira davantage par une lente érosion au plan des effectifs. Car, si le Parti a connu des hauts et des bas, c’est bien avec la victoire de François Mitterrand à la présidentielle de 1981 que s’amorce le déclin irréversible. Lorsque le parti « le plus idéologisé » du paysage politique français, comme le note Martelli, a cessé d’être un parti d’opposition. En réalité, le ver était dans le fruit depuis longtemps déjà.

On s’amuse à lire que Thorez déplorait dans les années 1950 que son parti fonctionnait encore comme en 1920. Ce qui veut bien dire que le PCF a souffert d’une perpétuelle inadaptation et d’une constante incapacité à évoluer au rythme de la société française. L’affaire a tourné à la catastrophe quand les mutations sociologiques, culturelles et technologiques se sont soudain accélérées. À cet égard, 1968 est évidemment une année symbole. Que le PCF soit passé à côté de cette révolution d’un type qu’il n’avait pas imaginé n’est pas seulement un ratage historique. C’est le début d’un abîme qui se creuse entre la société et le Parti. Son implantation concentrée dans des secteurs industriels en crise, son tropisme fortement masculin l’ont aveuglé devant l’évidence des questions sociétales nouvelles – nouvelles, au moins, dans leur impérieuse manifestation – comme le féminisme et l’écologie, puis devant la radicalité des nouveaux mouvements sociaux.

Il y a évidemment deux façons de lire le livre de Roger Martelli : en passionné de l’histoire communiste ; ou en passionné des évolutions de notre société, dans laquelle le PCF, par sa fixité, et pour son plus grand malheur politique, représente une butte témoin. En homme engagé, Roger Martelli nous conduit vers deux interrogations vivantes : l’histoire du PCF aurait-elle pu être différente si d’autres choix, en son sein, avaient été faits à des moments cruciaux ? Et le « Parti », sous une forme ou une autre, peut-il renaître ? À la première question, l’historien répond nettement par l’affirmative. Il évoque le refus du tournant de la « refondation » en 1984. Puis, du « pôle de radicalité » au moment des grandes grèves de 1995. À la seconde question aussi. Mais l’histoire rejoint ici l’actualité, et le destin que les dirigeants actuels du Parti communiste voudront bien donner au Front de gauche. Les deux questions, pour finir, n’en font qu’une. Le choix ne se réduit certainement pas à suivre ou non Mélenchon, mais à rompre avec des dogmatismes, notamment dans la forme parti, qui ne sont plus recevables par les jeunes générations.

Idées
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