« Le rejet, histoire universelle »

Anna Karina a adapté « le Vilain Petit Canard » d’Andersen, illuminé par la voix de Philippe Katerine. Rencontre et souvenirs.

Jean-Claude Renard  • 23 décembre 2010 abonné·es

Politis : Qu’est-ce qui vous a menée à l’adaptation de ce conte ?

Anna Karina : C’est sans doute la première histoire de ma vie, la première que j’ai lue dans mon enfance, que m’avait offerte mon grand-père. Sans doute aussi parce qu’Andersen est danois et que je suis née au Danemark. On m’avait d’abord proposé d’écrire une adaptation de la  Petite sirène sous forme de comédie musicale. C’est un autre travail. J’ai préféré commencer par le Vilain Petit Canard , qui me touchait donc plus directement, créant aussi d’autres personnages. C’est l’histoire de tout le monde, de tous ceux qui sont rejetés, qu’on repousse, qui n’en sont pas moins magnifiques. Le but était d’être compréhensible pour les enfants, tout en s’adressant aux adultes.

Quelle serait la modernité de ce conte d’Andersen ?

La différence, qui est toujours mal vue, maltraitée. On juge très vite quelqu’un parce qu’il n’est pas comme les autres. Parce qu’il est étranger, ne parle pas comme tout le monde et ne ressemble pas à tout le monde. Il est vilain, en somme ! Comme l’était Andersen, qui a longtemps été rejeté. L’histoire d’un étranger dans une basse-cour est celle de beaucoup de gens, elle est universelle. Si les enfants n’entendent pas exactement cela, il est clair qu’il y a un message adressé aux adultes.

Comment s’est réparti le travail ?

J’ai écrit l’histoire à partir du conte, et l’ai présentée à Philippe Eveno, le guitariste de Philippe Katerine, avec qui j’avais déjà travaillé pendant quelques années ; nous avions sorti un album, Une histoire d’amour , poursuivi par une tournée. Philippe Eveno s’est chargé de la musique, et Philippe Katerine de chanter sur mes textes, avec cette inventivité qui le caractérise. La conception du disque s’est donc réalisée en famille.

Vous avez tourné huit films avec Godard, d’autres avec Varda, Rivette, Chris Marker, Baratier, Vadim, Visconti, Deville, Schlöndorf, Cukor, Delvaux, Fassbinder, Ruiz… Avez-vous parfois le regard dans le rétroviseur ?

À 70 ans, je ne vais pas me plaindre devant un chemin pareil. J’ai eu des bas et des hauts, comme tout le monde. Et c’est plutôt normal de ne pas toujours être fêtée. Il est clair que l’on revient toujours aux premières années parce qu’on y apprend beaucoup de choses. De fait, j’ai été portée vers le haut par Jean-Luc Godard, même s’il n’était pas facile. Je comprenais très bien son cinéma, c’est dans la vie que ça allait moins bien ! Mais il a le talent de communiquer sans parler, sans rien montrer. La preuve : on avait notre texte cinq minutes avant de tourner, et ça marchait très bien, parce que lui savait ce qu’il voulait faire avec ses comédiens, avec une façon spéciale de travailler avec eux. Et ses dialogues étaient tellement naturels que le public pouvait croire à une improvisation.

Avez-vous l’impression d’avoir traversé et participé à un âge d’or du cinéma ?

C’est une impression que l’on peut avoir aujourd’hui, mais sûrement pas à l’époque. On ne se prenait pas au sérieux. C’est la clé. On avait juste envie de faire des films. Si cela marche quarante ans plus tard, c’est formidable. D’autant que ce sont les jeunes qui vont voir ces films. Un homme de mon âge, aujourd’hui, qui me félicite, ça me rend très heureuse, mais ça reste plus éblouissant quand un jeune homme s’enthousiasme pour ces œuvres. Mais, surtout, j’observe à l’étranger un réel enthousiasme du jeune public pour certains films, notamment ceux de Jean-Luc Godard, qui possèdent toujours leur modernité, leur caractère d’avant-garde. En Australie, en Asie, comme en Amérique latine, on trouve même des cafés au nom d’ Alphaville ou de Bande à part .

Recevez-vous des propositions de jeunes cinéastes ?

On me propose régulièrement de jouer dans des premiers films, mais souvent des rôles qui ne me disent rien. Je veux bien tourner n’importe quel rôle, pourvu qu’il ait du sens. On n’est pas Anna Karina. On joue quelqu’un d’autre. Si c’est juste pour une apparition parce que le réalisateur a aimé tel ou tel film de Jean-Luc Godard, ça ne m’intéresse pas.

Vous avez réalisé deux films. Était-ce plus facile de faire des films hier, avec une économie de moyens qui n’enlevait rien à la forme ni au fond ?

Je ne crois pas que c’était plus facile. Ce n’est jamais trop facile. C’est pour cela que les gens de la Nouvelle Vague sont rapidement passés auteurs de leurs propres histoires puis producteurs. Ils avaient compris qu’il fallait prendre le pouvoir. Cela demandait de l’argent, comme aujourd’hui. Il y avait surtout une telle envie ! Les premiers courts-métrages de Jean-Luc Godard étaient fabriqués avec des chutes de pellicule que lui donnait Claude Chabrol. Il savait qu’avec tant de mètres, il pouvait tourner tant de secondes. Il ne fallait pas que le cadreur se trompe ! C’était moins bling-bling qu’aujourd’hui !

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