Les invisibles demandent des comptes

Malgré leur dispersion, les militants affichent des critiques cohérentes face aux négociations. Et de nouveaux mouvements d’exclus et de victimes de la crise revendiquent à leur tour la « justice climatique ».

Patrick Piro  • 9 décembre 2010 abonné·es

Ils ont roulé 72 heures jour et nuit pour rallier Cancún depuis Mexico. Des tentes s’érigent encore, des matelas jonchent le sol. Vendredi 3 au soir, une quarantaine de bus charriaient dans le centre sportif Jacinto-Canek le petit millier de militants issus de cinq caravanes citoyennes venues pour « transformer radicalement » les négociations climatiques, qui s’achèveront le 10 (probablement très tard). Via Campesina, principal mouvement altermondialiste paysan et organisateur, a prévu une semaine de forum. Auparavant, un rituel d’hommage à la Madre Tierra, qui inaugure tout événement chez les Mayas.

Les communautés indigènes sont fortement représentées. Des paysans et des militants urbains sont venus d’une vingtaine de pays américains, du Canada au Chili.

Un petit tour de force : on accède plus facilement à Cancún de Miami que de Mexico, distante de 1 700 kilomètres. « Pour nous, Mexicains, Cancún est une enclave transnationale » , déplore Octavio Rosas, dirigeant de la jeune Assemblée nationale des affectés environnementaux (Anaa).

Le gouvernement a tenté de mettre les mouvements sociaux en liberté surveillée. Via Campesina a été chassée de l’aire qu’elle avait réservée, jugée trop proche du site officiel, dont elle désormais éloignée de 40 kilomètres. Quant à l’autre principal espace « alter », le Diálogo climático, où sont réunis de nombreux mouvements sociaux et ONG [^2], les autorités ont tenté de l’insérer dans le « village climatique » qu’elles ont organisé, foire ludico-commerciale où les Cancuniens sont invités à venir se sensibiliser au grand débat planétaire.

Mais les bisbilles internes aux mouvements mexicains ont aussi joué en faveur de la dispersion. Les quelques milliers d’altermondialistes parvenus à Cancún ont défilé ce mardi sur deux parcours.
Les discours militants sont cependant cohérents. Contrairement à Copenhague, aucun résultat n’est attendu de la conférence. Les plus engagés saluent les positions radicales de la Bolivie, issues du sommet de Cochabamba d’avril dernier, « mais la grande majorité des pays œuvrent à donner satisfaction aux multinationales » , juge Alberto Gómez, dirigeant de l’Unorca, principale force mexicaine de Via Campesina.

Agrocarburants, stockage souterrain du CO2, crédits carbone, marchandisation des forêts : les mesures en discussion au sommet sont brocardées comme « fausses solutions » . « Le marché apparaît comme la solution systématique pour résoudre la crise climatique , constate Nicola Bullard, de l’ONG Focus on the Global South, installée à Bangkok. C’est la contamination de la machine onusienne par le néolibéralisme que nous combattons. »

Les 100 000 manifestants qui exigeaient la « justice climatique » à Copenhague l’an dernier illustraient une convergence nouvelle entre les ONG (Greenpeace, WWF, Oxfam, Action Aid, etc.) et les mouvements sociaux. À Cancún, même si le volume des troupes est réduit, la volonté de resserrer les rangs a été réaffirmée par Kumi Naidoo, directeur international de Greenpeace : « Nous ne voulons pas de leur “adaptation” au dérèglement, nous exigeons le paiement de la dette écologique des pays industrialisés et la priorité aux victimes ­pauvres. L’heure est venue de la désobéissance civile, qui requiert notre unité. »

Alors que les réseaux latino-américains antilibéraux sont en perte de vitesse, la nouveauté, c’est l’émergence des revendications climatiques par des mouvements jusque-là peu visibles et cantonnés à des batailles plus sociales. Carlos Marentes, Mexicain résidant au Texas, a rejoint l’une des caravanes de Via Campesina. Pour ce dirigeant du Syndicat des travailleurs agricoles de la frontière (Mexique-États-Unis), très concerné par le droit des migrants latino-américains, « il est indéniable que les flux migratoires sont de plus en plus liés au dérèglement climatique » .

L’Amérique centrale est l’une des régions du monde les plus violemment touchées. L’ouragan Mitch, en 1998, y a tué 12 000 personnes. « Depuis dix ans, le régime des pluies est profondément perturbé , relève José Acosta, des Amis de la Terre au Salvador. Les populations ont tendance à se résigner mais nous travaillons à leur expliquer les causes et les responsabilités de ces mutations. » En 2008, s’est créé le Mouvement des victimes et affectés par le climat (Moviac), qui regroupe aujourd’hui environ 70 communautés rurales du Costa-Rica, du Honduras, du Guatemala et du Salvador.

Encore plus emblématique de cette irruption des invisibles, le « culot » de l’Alliance mondiale des collecteurs de déchets et recycleurs. Le mouvement, constitué il y a deux ans pour la reconnaissance d’un métier et de travailleurs méprisés, frappe aujourd’hui à la porte du sommet pour réclamer l’accès à des finances au nom des millions de tonnes de CO2 évitées par l’activité de millions de collecteurs dans le monde, qui détourne des montagnes de déchets des incinérateurs. Grâce au mécanisme de développement propre (MDP) du protocole de Kyoto, une cimenterie qui brûle des déchets au lieu de combustible fossile peut toucher des crédits carbone. « Et nous, rien, alors que notre activité est bien plus performante pour le climat, l’emploi et l’environnement que toutes leurs technologies ! » , s’élève Severino Lima, collecteur à Natal (Brésil). La machine onusienne daignera-t-elle un jour s’en soucier ? Après deux années de pression, l’Alliance a enregistré cette année une « volonté » de ­réviser le régime des déchets au sein du MDP.

[^2]: Cancún accueillait aussi 500 militants autogérés d’inspiration décroissante au Klimaforum, et une rencontre « anticapitaliste » était également annoncée.

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