Noir Désir : Soleil noir

Groupe phare français depuis 1980, Noir Désir s’est dissous. Fin d’une histoire marquée par l’intégrité et l’exigence, mais frappée par l’atroce et noyée dans ses contradictions.

Ingrid Merckx  • 9 décembre 2010 abonné·es
Noir Désir : Soleil noir
© Photo : Guay / AFP

Noir Désir était un groupe solaire. Pas un soleil de plage, un soleil de cave. D’où faire monter la colère : « Celebremos la aluna/de siempre, ahorita » (« Tostaky »). La rage : « FN, souffrance/Qu’on est bien en France/C’est l’heure de changer la monnaie » (« Un jour en France »). Mais aussi l’énergie : « Emmène-moi danser/Dans les dessous/Des villes en folie » (« les Écorchés »). Et la joie : « À Marcos/À la joie/À la beauté des rêves/ À la mélancolie/À l’espoir qui nous tient… » (« À ton étoile »). Subtil cocktail de rock, de poésie et de politique que les ados des années 1990 se collaient sur les oreilles les matins blêmes : « Qui a miné la base/Qui a fait sauter l’pont/Qui avait disposé/Du ciment sous les plaines… » (« En route pour la joie »). Ou murmuraient dans les recoins d’une soirée : « C’est le soir et le vent s’est levé/Dans les ruelles où la poussière vole » (« la Chaleur »). Troublés par la voix cassée (Bertrand Cantat) que la guitare ne lâche pas d’une semelle (Serge Teyssot-Gay), chaloupés par la basse (Frédéric Vidalenc puis Jean-Paul Roy), regonflés à bloc par la batterie (Denis Barthe). À parité, la puissance des textes et de la musique, mélange de tripes et de cerveau, sans crainte du mélodique, et toujours, même dans le morceau le plus épuré, une rythmique irrésistible qui, électrique ou acoustique, rappelle qu’on est dans la chanson et pas seulement dans le poème en prose. ­Poison qui coule, rivières de sang chaud, envies d’ailleurs, spirales infernales, sourires verts et carnassiers, amoureux qui se ramassent à la pelle… Les textes sont sombres, spleenétiques, laissant la légèreté au phrasé et à la syntaxe, l’allégresse au chant et au tempo. Mais jamais plombants ni ­désespérés, une force redoutable jaillissant des partitions. « No pasaran sous les fourches caudines » (« À l’envers, à l’endroit »).

Groupe phare du rock français, Noir Désir s’est dissous le 30 novembre, celant une histoire de trente ans qu’il a marquée de son esthétique et de sa présence. « Noir Dez » a grandi et vieilli avec ses fans. Trois générations : ceux de l’âge de ses membres (45 ans et quelque aujourd’hui), les trentenaires et les petits frères, à la croisée des tendances rock, ska, punk, blues, reggae, chanson française… Longtemps, ils ont porté cette idée qu’un groupe de rock pouvait être autre chose qu’un fantasme ­romantico-morbide, et qu’il était possible de faire de la musique sa vie sans verser dans le scabreux ou le caniveau. Pas des bad boys. Du moins, pour ce qu’on en savait. Trop clean pour certains. Parce que politiques quand il était de bon ton de n’être plus rien. Des bosseurs à la recherche d’une intégrité esthétique et d’un rock branché sur une conscience sociale. Des grands frères qui donnaient envie d’avancer et de se ­battre pour y croire. En pleine génération molle à l’horizon bouché par le sida et le chômage, le désastre de la gauche et la montée de l’extrême droite, ils clamaient : « Je n’ai pas peur de la route… » (« Le vent nous portera »).

L’aventure démarre en 1980 dans un lycée de Bordeaux. AC/DC, Led Zep, the Who, Mallarmé, Rimbaud, Nerval, Lautréamont… Un peu d’anglais, un soupçon d’espagnol, beaucoup de français. Et ça sonne ! Les quatre entament une série de concerts jusqu’au premier album, Où veux-tu qu’je r’garde, qui sort en 1987. Suivront cinq autres : Veuillez rendre l’âme (à qui elle appartient) (1989), Du ciment sous les plaines (1991), Tostaky (1992), Dies Irae (1994), 666 667 Club (1996) et Des visages des figures, paru le 11 septembre 2001 avec une chanson intitulée « le Grand Incendie ». Ils sont classés « alter », « indé », « rock ­engagé », « rock de combat ». Ils vilipendent le FN, soutiennent les Indiens du Chiapas, le Tibet libre, multiplient les concerts de soutien au Gisti, avec notamment les Têtes raides, qui cosignent une chanson mémorable, « l’Iditenté ». La gauche contestataire applaudit. S’ils restent fidèles à une major (Barclay), et que leurs albums se vendent plus que bien, ils affichent un antistar system : des interviews uniquement à quatre, peu de télé, peu de promo. Ils ne vont pas jusqu’à s’autoproduire mais, aux Victoires de la musique de 2002, ils balancent publiquement à Jean-Marie Messier, patron de Vivendi, leur ­maison de production : « On n’est décidément pas du même monde ! » Pas révolutionnaires mais pas récupérés. Ils sont dans les manifs, organisent des concerts politiques. En 2002, au moment de l’élection présidentielle, ils partent en tournée au Moyen-Orient, un keffieh autour du cou. Été 2003, ils préparent un concert militant avec Zebda, et la fête de l’Huma.

Mais, fin juillet de cette même année, c’est l’explosion. Bertrand Cantat se dispute avec Marie Trintignant, sa compagne, à Vilnius. Bagarre. Le lendemain, elle meurt des suites de ses blessures. Il est condamné à huit ans de prison pour « violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner. » Son aura charismatique chavire, celle de Noir Désir avec. Personne ne confond, mais la contradiction est trop forte pour un groupe qui a toujours lié la parole et les actes. Ils rejoignent une mythologie rock versée dans le glauque et l’ultra­médiatique. « L’indécence » , tranche Serge Teyssot-Gay aujourd’hui. Les fans sont partagés entre ceux qui se consolent en réécoutant leurs titres et ceux qui ne peuvent plus : les textes et la voix de Cantat sonnent faux ; ils n’y croient plus. Pour eux, Noir Désir est mort en 2003. Ou presque. Tombé dans le coma.

Pourquoi le groupe ne s’est-il pas ­dissous alors ? « On n’est pas encore revenu du pays des mystères » (« À l’envers à l’endroit »). Les trois musiciens ont marqué leur fidélité au chanteur et à leur histoire commune avec l’idée qu’il pouvait y avoir un après. « Aux sombres héros de l’amer qui ont su traverser les océans du vide » … Pendant l’incarcération de Cantat, ils ont tous bossé. À sa libération conditionnelle en 2007, ils reprennent les répétitions. Fidèles à leur exigence légendaire. « Encore une fois c’est la vie qui s’entête/Acharnée au-delà des images qu’on reflète » (« Lost »). Mais Cantat n’écrit plus. En janvier 2010, son ex-femme, Kristina Rady, se suicide. Le groupe est rattrapé par le morbide. Ils essaient encore. Préparent un album. Remontent sur scène pour une apparition à Bègles le 2 octobre. C’est le chant du cygne. Le 29 novembre, Serge Teyssot-Gay annonce son retrait du groupe en évoquant « des désaccords émotionnels, musicaux et humains » avec Bertrand Cantat. Le lendemain, Denis Barthe tranche : « Noir ­Désir, c’est terminé. » Ni éclat ni tapage, pas de concession au business ou à l’egotrip. Dignes : « On ne va pas maintenir Noir Désir sous respiration artificielle pour de sombres ­raisons » , ajoute le batteur, et il glisse : « C’est pas la fin du monde. » C’est sûr. « On se relève de tout… » (« l’Europe »). Mais ça fait un drôle de trou quand même.

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