D’un monde à l’autre

Dans « Traduire », Nurith Aviv fait entendre à quel point le passage de l’hébreu dans une autre langue est une affaire existentielle.

Christophe Kantcheff  • 20 janvier 2011 abonné·es

Dernier volet d’une trilogie consacrée à la langue hébraïque, après D’une langue à l’autre (2004) et Langue sacrée, langue parlée (2008), Traduire est un très beau film non seulement sur la rencontre des civilisations, mais sur leur dialogue, leur compréhension mutuelle, leurs possibles échanges. Des êtres incarnent ces carrefours, ces ponts : les traducteurs. Nurith Aviv en a rencontré une dizaine, de nationalités différentes, qui traduisent l’hébreu dans leur langue (l’italien, le catalan, le russe, le français, l’arabe…) ou en yiddish, pour l’un d’eux. On les voit pour la plupart dans leur bureau, où les dictionnaires occupent une place de choix, filmés en plan séquence, et successivement.
Chaque traducteur expose la difficulté du travail, dont le contexte est toujours le même : la complexité de la langue hébraïque, langue sacrée aujourd’hui prosaïque, quotidienne, mais aux nombreux soubassements toujours affleurant, dont la littérature hébraïque médiévale, l’araméen et le yiddish. L’hébreu est une langue sédimentée, résistante, avec des noyaux durs comme du chêne millénaire, face à laquelle la langue d’accueil doit faire preuve de souplesse, voire accepter d’être tiraillée pour être au plus près de la signification juste. Pour l’un d’eux, Ala Hlehel, traducteur vers l’arabe du dramaturge Hanoch Levin, cette hospitalité nécessaire envers la langue de l’occupant a évidemment une forte résonance politique.

Mais Traduire ne raconte pas seulement des aventures intellectuelles. En quelques minutes, les traducteurs font le récit de leur vie, dominée pour chacun par une rencontre décisive, avec un texte, un auteur, une culture, qui a déterminé ce qui s’est ensuivi : d’incessants allers et retours entre l’hébreu et la langue maternelle, entre deux activités – la traduction et l’écriture (car plusieurs sont écrivains eux-mêmes, le plus souvent poètes) –, et finalement entre deux biographies, celle de l’auteur de prédilection et la leur. Nul écartèlement dans ces déplacements existentiels, mais, à partir d’une position toujours modeste, l’expression d’une jouissance, celle du texte et de l’intimité toujours plus grande avec l’univers d’un écrivain.

Si l’hébreu est au cœur de Traduire , Nurith Aviv a demandé à chacun de ses interlocuteurs de s’exprimer dans sa langue propre, et a entrecoupé leurs paroles d’images du quartier où ils vivent, à Tel-Aviv, Milan, Saint-Jean-d’Acre, Malakoff, Barcelone… Le film tisse ainsi une internationale des passeurs d’une langue à l’autre, dont l’activité contribue, sans que cela soit jamais revendiqué comme tel, au rapprochement entre les peuples. La traduction est un humanisme.

Culture
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