Tunisie : la révolution de l’espoir !

À peine formé, le gouvernement d’union nationale est vivement critiqué pour sa proximité avec l’ancien régime. Opposant historique à la dictature, Moncef Marzouki nous livre son analyse, et ses envies. Une contagion démocratique aux autres pays arabes n’est pas impossible.

Jean Sébastien Mora  et  Ivan du Roy  et  Jennifer Austruy  • 20 janvier 2011 abonné·es
Tunisie : la révolution de l’espoir !
© Photo : BELAID / AFP

C’est fait. Ben Ali s’est enfui. La reconstruction démocratique du pays
commence. Et promet d’être laborieuse. Le risque de confiscation du pouvoir par les anciens caciques du régime n’est pas à écarter.
Petit tour des forces politiques en présence.

«Rien n’est pire qu’une révolution manquée » , disait le sociologue Pierre Bourdieu. C’est bien aujourd’hui la menace qui pèse sur la Tunisie. Personne n’entrevoyait une chute aussi rapide du régime de Ben Ali. Depuis, tout va très vite. La contestation s’enracine dans un mouvement pacifique où les anonymes du peuple n’en finissent pas de démontrer leur maturité politique. On peut difficilement en dire autant de ceux qui sont censés mener le processus de transition démocratique, déjà englué dans le jeu des appareils. Seule certitude dans un océan de questions : la population ne se laissera pas facilement confisquer sa révolution. La sincérité du pouvoir par intérim est déjà mise en doute par la rue. Car la « transition » se contente, pour l’instant, de recycler les anciens du régime. Elle est incarnée par le président du Parlement, Foued Mebazaa, et le Premier ministre en fonction depuis quinze ans, Mohammed Ghannouchi, tous deux membres de la direction du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti de Ben Ali. A peine formé, leur nouveau gouvernement « d’union nationale » est déjà contesté. Si plusieurs représentants de l’opposition « légale »­ l’ont ­intégré, l’opposition historique – et interdite – en est pour l’instant exclue. Le mouvement syndical refuse d’ailleurs de reconnaître le nouvel exécutif. Dans un paysage politique désormais mouvant, qui joue à quel jeu ?

L’opposition « légale »

Ghannouchi se présente comme un haut fonctionnaire qui ne serait pas vraiment responsable des dérives du régime, les réelles décisions étant prises au palais présidentiel de Carthage par le clan familial de Ben Ali. Afin d’assurer la transition, le Premier ­mi­nistre avait réuni les représentants de partis politiques autorisés, les dirigeants du syndicat UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens), la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) et le Conseil de l’ordre des avocats, l’un des piliers de la contestation au sein des classes moyennes. Du côté des partis autorisés et « maîtrisés », on retrouve à la fois des formations relativement indépendantes et critiques du régime, et de « vrais faux » partis d’opposition créés pour maintenir une illusion de pluralité. Dans la première catégorie, on retrouve le Parti démocrate progressiste (PDP, centre-gauche), de l’avocat Nejib Chebbi, le Forum démocratique pour le travail et les libertés, dirigé par l’actuel ministre de la Santé, qui a su préserver une étroite marge de manœuvre, et le mouvement communiste Renaissance (Ettadjid), qui s’était rallié à Ben Ali. Le PDP compte de sérieux relais dans les réseaux syndicaux et a longtemps servi de couverture aux opposants plus radicaux. Ses dirigeants avaient participé à une grève de la faim en 2005 aux côtés d’autres personnalités de l’opposition interdite. Parmi l’opposition légale, c’est le mouvement le plus crédible (voir p. 8).

L’opposition « non autorisée »

Le vide politique créé par la dictature pendant deux décennies est tel que l’on s’interroge sur la capacité des opposants indépendants à jouer
un rôle décisif aux élections prévues dans quelques mois. Il s’agit du Parti ­communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT) de Hamma Hammami, dont nombre de membres militent au sein de la LTDH, du Conseil pour la République (CPR) de Moncef Marzouki, qui, exilé en France depuis neuf ans, est rentré à Tunis le 18 janvier (lire notre entretien), ou du petit parti écologiste Tunisie verte, non reconnu. Le CPR et le PCOT devraient être enfin légalisés. Mais ces partis laïques n’ont pas, pour l’instant, été officiellement conviés par le pouvoir intérimaire à participer à la transition. Encore moins à siéger au gouvernement. « Cela démontre que l’on est dans la continuité du régime Ben Ali et que l’on prépare le retour du RCD au pouvoir. Un vrai consensus, tel qu’il est demandé par les Tunisiens, autoriserait Hamma Hammami, les islamistes ou Moncef Marzouki à composer le gouvernement d’unité nationale » , estime Ahmed Maalej, un avocat franco-tunisien. Certains craignent que le RCD et ses faux nez ne se représentent aux élections et ne l’emportent grâce au manque de notoriété de la véritable opposition. L’équité des moyens financiers accordés aux candidats, la liberté d’accès aux médias et la révision du code électoral seront des enjeux clés des semaines à venir.

« Aucune transition démocratique n’est possible si elle est menée par des cadres du parti de Ben Ali. Mebazaa et Ghannouchi étaient au cœur de ce régime corrompu et clientéliste. Ils ont institutionnalisé la violation des droits fon­damentaux. Il faut les juger et retirer leurs privilèges » , affirme également Abdelwaheb Maatar, avocat et enseignant en droit constitutionnel à l’université de Sfax. Cette figure de l’opposition avait assuré la défense de personnes condamnées dans des procès politiques. En 2002, il a fondé le CPR avec Moncef Marzouki. Très actif à Sfax dans la mise en place de cellules citoyennes de sécurité (les groupes d’autodéfense contre les agissements des milices de Ben Ali), Maatar est convaincu que les Tunisiens, dans une défiance totale à l’égard du RCD, ne tarderont pas à se manifester à nouveau. Son point de vue est partagé par un pan contestataire et influent de la société, comme le site web dissident Nawaat.org.

Les avocats

Parmi les rares corps démocratiquement élus en Tunisie, l’Ordre des avocats s’est déclaré immédiatement solidaire de l’insurrection de Sidi Bouzid, participant à la « libération psychologique » du ­peuple tunisien. Ainsi, dans cette période post-révolutionnaire, les avocats restent les voix les plus écoutées de l’opposition aux côtés des militants des droits de l’homme et des journalistes indépendants comme Taoufik Ben Brick, ­emprisonné six mois par le régime en 2009. « Je n’ai pas vraiment confiance en Mohammed Ghan­nouchi, mais il faudra bien assurer les affaires quotidiennes ces prochaines semaines » , nuance Abderraouf Ayadi, avocat à la Cour de cassation et responsable juridique du Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT). Pendant le mouvement des avocats, lui et sa consœur ­Radhia Nasraoui étaient ­consi­dérés comme les bêtes noires du régime pour leurs dénonciations de la corruption et leurs revendications en matière de droits individuels. « Nous sommes optimistes, il faut préparer la Constitution. C’est un projet politique dans lequel nous allons tenter d’écarter les techno­crates », prévient-il.

Le rôle de l’armée

La chute du régime Ben Ali s’accompagne d’une vraie redéfinition des forces en présence, en parti­culier l’armée. « Contrairement à l’Algérie, l’armée tunisienne n’est pas politisée. En procédant à l’arrestation des milices issues de la police politique de Ben Ali, l’armée apparaît objectivement comme le défenseur de la révolution et l’acteur clé du changement » , estime Abderrahman Hidhili, enseignant en histoire à Monastir et membre de la LTDH. À ­­l’écart des dérives politico-financières du régime, l’armée aurait fait pression en coulisse en faveur d’un départ forcé du Président. Cette position s’est affirmée le 12 janvier quand, refusant de prêter main-forte au régime, le général Rachid Ammar donne sa démission. Dernier rempart de la population tunisienne, l’armée procède même à l’arrestation d’anciens responsables de la police politique accusés de fuir
en Libye (elle-même suspectée de soutenir leurs agissements en faveur du chaos). Une menace ­perdure ­cependant : « Faute d’alternatives concrètes, les mili­taires pourraient très bien confisquer le pouvoir comme l’a fait Ben Ali
en son temps, lors du coup d’État de 1987
, prévient Abderrahman Hidhili. Si nous sommes très reconnaissants du rôle que l’armée a joué, seuls les civils doivent mener le processus démocratique. »

Les syndicalistes

Autre relais du changement : l’UGTT et son demi-million d’adhérents revendiqués. La centrale syndicale a longtemps adopté une position ambiguë, à la fois relativement proche du régime et soutenant, même tardivement, plusieurs luttes régionales, comme les grèves du bassin minier de Gafsa en 2008. Ce clivage s’est manifesté pendant le soulèvement : d’un côté, des sections locales de l’UGTT participaient pleinement à la contestation ; de l’autre, son secrétaire général, Abdessalem Jerad, menaçait de poursuites pénales les adhérents qui assuraient, sur le terrain, la coordination du mouvement. Les secteurs les plus critiques envers le régime, qui ont participé dès le début au soulèvement, en sortent renforcés. Et pèsent désormais sur la position de la direction qui vient d’appeler trois de ses responsables nommés au gouvernement à en démissionner. Autre changement notable : le 15 janvier au soir, à la télévision, l’UGTT a encouragé la formation de comités de vigilance citoyens.

Les islamistes

La fuite de Ben Ali à peine officialisée, le président du mouvement islamiste Ennahda, Rached Ghannouchi [^2], en exil à Londres, s’est empressé d’annoncer son retour au pays. La menace islamiste avait largement été instrumentalisée pour justifier la dérive autoritaire. Dès 1984, alors qu’il n’est encore que secrétaire d’État à la Sécurité intérieure, Ben Ali mène des campagnes féroces contre Ghannouchi et ses partisans. Désormais, dans un pays où le niveau d’instruction est élevé et où plusieurs réformes en faveur du droit des femmes ont été menées, l’islam radical est insignifiant politiquement. Les revendications religieuses étaient absentes des cortèges . Dans les quartiers, la non-participation de la mouvance Ennahda à l’auto-organisation du peuple tunisien est évidente. Les islamistes n’aiment décidément pas la démocratie, même la plus directe. Reste qu’ils pourraient profiter d’une nouvelle confiscation du pouvoir.

[^2]: Aucun lien de parenté avec le Premier ministre actuel.

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