Un joker nommé « secret-défense »

Dans les affaires politico-militaires, comme celle de Karachi, le gouvernement détient un pouvoir discrétionnaire dont il use et abuse.

Denis Sieffert  et  Sébastien Fontenelle  • 6 janvier 2011 abonné·es

Connaîtra-t-on un jour la vérité dans l’affaire Karachi ? Ou sera-t-elle enterrée comme l’a été celle des frégates de Taïwan, qui lui ressemble si étrangement ? Dans les deux cas, des commissions importantes (mais légales) ont été versées à des intermédiaires. Pour la vente de sous-marin au Pakistan, on parle de 6,25 % du montant total d’un marché de 5,4 milliards de francs. Et, dans les deux cas, une partie de ces sommes est revenue en France sous la forme de rétrocommissions (illégales, cette fois), non pas dans les caisses de l’État, mais dans des tirelires privées. Pour les frégates de Taïwan, en 1991, il semble que gauche et droite se soient équitablement partagé le magot. Alors que dans la transaction de Karachi, en 1995, un fort soupçon pèse sur le financement de la campagne présidentielle d’Édouard Balladur, dont le porte-parole était un certain Nicolas Sarkozy. Les enquêtes ont été chaque fois semées d’embûches, jusqu’à ce qu’elles viennent se fracasser sur le fameux et fumeux secret-défense. Une disposition créée par la Convention en 1793 puis actualisée… le 29 juillet 1939. C’est le joker de tout gouvernement en délicatesse avec la justice. Une parade qui ne souffre pas de réplique puisqu’il s’agit officiellement de protéger des informations « dont la divulgation est de nature à nuire gravement à la défense nationale » .

Le plus étonnant, c’est que même les missions d’information parlementaire puissent venir échouer sur ce secret plus ou moins hermétique. C’est le cas dans l’affaire Karachi. Selon le député Bernard Cazeneuve, les ministères de la Défense, des Affaires étrangères et des Finances ont refusé de transmettre les documents demandés par la ­mission parlementaire, prétextant d’abord qu’une enquête judiciaire était en cours. Puis la ministre de l’Économie, Christine Lagarde, aurait refusé que des fonctionnaires de son ministère soient auditionnés, en invoquant précisément la protection pénale des données touchant la défense nationale. Le contrat étant classifié, elle a jugé qu’ « aucun élément relatif à ce contrat ne saurait être divulgué à des personnes non habilitées » .

Si l’affaire Karachi n’est pas terminée, on sait ce qu’il advint du dossier des frégates de Taïwan : las de se heurter, à chaque détour de ses investigations, au secret-défense qui lui fut successivement opposé par trois mi­nistres des Finances – le socialiste Laurent Fabius puis les chiraquiens Francis Mer et Thierry Breton –, le juge Van Ruymbecke fut contraint, en 2006, de clôturer son instruction, et toute l’affaire a été recouverte en 2008 d’un non-lieu général.
Une troisième affaire illustre l’abus du secret-défense. L’affaire Borrel, du nom de ce juge dont l’enquête gênait le chef d’État ­djiboutien, et dont on a retrouvé le corps calciné au pied d’une falaise, le 18 octobre 1995. On sait que la justice djiboutienne a d’abord tenté d’accréditer la thèse farfelue du suicide. On sait aussi que la France ne tient pas à se brouiller avec les autorités de cette ancienne colonie devenue une place forte de notre dispositif stratégique en océan Indien. Résultat, de nombreuses chausse-trapes sur le chemin des enquêteurs. Avant que l’on finisse par invoquer à Paris le secret-défense, le 2 mai 2007. Deux juges avaient en vain tenté de perquisitionner la cellule africaine de l’Élysée.

Ici, le gouvernement a joué sur deux tableaux. Celui du secret-défense mais aussi celui de l’article 67 de la Constitution. C’est d’abord celui-ci qui a été opposé aux juges. Il prévoit que « le président de la République […] ne peut […] être requis de témoigner non plus que faire l’objet d’une action, d’un acte d’information, d’instruction ou de poursuite » . Soit. Mais, en l’occurrence, il ne s’agissait pas de Jacques Chirac, mais de l’un de ses collaborateurs. Où l’on découvre donc qu’une mesure destinée à protéger le Président peut être arbitrairement étendue à ses « collaborateurs ». Une immunité collective, en somme. Dommage, car selon une indiscrétion d’un officier de renseignement de l’état-major des Forces françaises, plusieurs responsables de l’armée étaient au courant de la mort du juge Borrel deux heures avant que le corps ait été découvert. De quoi intéresser les juges…

Il faut croire que d’indiscrétions en révélations, le secret-défense est à présent difficile à tenir, car la Commission consultative du secret de la défense nationale a rendu un avis favorable le 3 août 2007 sur la déclassification par le ministère de la Défense de plusieurs dizaines de documents concernant ce dossier. Mais ce n’est pas gagné pour autant. Car il revient à présent au ­ministre, Alain Juppé, de suivre ou non l’avis de la Commission. S’il ne le fait pas, l’avis de déclassification n’aura été qu’un effet d’annonce. Une embrouille de plus pour l’opinion publique. Un chiffre, enfin, témoigne de l’inflation dans l’invocation du secret-défense. En 2008, le ministère de l’Intérieur a relevé 677 affaires d’atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation, c’est-à-dire d’invocation du secret-défense. Il y en avait eu 461 en 2007. Combien parmi elles sont réellement justifiées ?

Publié dans le dossier
L'art d'enterrer les affaires
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