Une justice « de plus en plus néolibérale »

Jean de Maillard prendra en janvier ses fonctions de vice-président au TGI de Paris, après une mutation. Il porte un jugement sévère sur les dérives du système judiciaire. Entretien.

Thierry Brun  • 6 janvier 2011 abonné·es

Politis : Vous étiez président du tribunal correctionnel d’Orléans et vous avez été muté. Est-ce en raison de vos prises de position ?

Jean de Maillard : C’est à ce titre que j’ai été victime d’une chasse aux sorcières. J’ai assisté, comme tout le monde, à la dérive du système judiciaire depuis une quinzaine d’années, avec une accélération récente. J’ai dit ce que j’en pensais dans des articles de fond et dans le cadre de mes fonctions au tribunal d’Orléans. J’ai essayé d’adapter mes propres pratiques judiciaires à mes convictions, qui vont à l’encontre de cette dégradation du système judiciaire.

Quelle est votre analyse sur cette dégradation ?

On assiste à une hétérogénéisation de nos sociétés, à une diversité sociologique de plus en plus forte, à un accroissement massif des inégalités et des exclusions sociales, ce qui fait que, dans le cadre d’un fonctionnement de plus en plus néolibéral, les systèmes policiers et judiciaires ont adopté la théorie de la tolérance zéro. En réalité, la mise en application de cette théorie n’entraîne pas une « surpénalité » ou une « surpunition », mais un accroissement de la surveillance, de la ségrégation et de l’exclusion. Les systèmes de surveillance comme les caméras de vidéosurveillance dans la rue, les systèmes de contrôle dans les espaces publics, etc. deviennent de plus en plus invasifs et ont une finalité de sélection des flux de population. Le système judiciaire a été appelé à jouer ce rôle dans ce vaste ensemble de néocontrôle social.

Le système judiciaire ne serait plus qu’un instrument de la surveillance sociale ?

La justice pénale, mais aussi la justice des enfants et, dans une moindre mesure, la justice civile ont été réaffectées comme un système de classification des individus au travers de leur dangerosité, du risque social qu’ils font encourir. Donc, les procédures, notamment pénales, sont aujourd’hui orientées de manière à permettre cette classification. On a établi des profils et des situations types sur lesquels s’applique le fonctionnement de cette justice pénale. Par exemple, l’homme violent intrafamilial ou conjugal, l’agresseur sexuel, le chauffard sont des profils qui vont entraîner des procédures types. La récidive est un des outils de classification des individus, où les juges des tribunaux correctionnels sont sommés de mettre en œuvre des protocoles qui ne sont plus des protocoles de punition mais des protocoles de surveillance et d’exclusion. Aujourd’hui, mettre en prison n’est plus faire preuve d’une volonté punitive ou réparatrice, contrairement à ce qu’on pense. Il s’agit uniquement d’utiliser un outil d’exclusion des individus.

Quel rôle jouent précisément les tribunaux ?

La majorité des affaires traitées par la justice ne passent plus devant un tribunal de type classique. Elles sont des procédures sans jugement ou des procédures avec une intervention judiciaire allégée, ce que l’on appelle le « plaider coupable ». Dans les affaires qui passent encore en jugement, la marge de manœuvre des tribunaux est réduite au minimum. Toute volonté d’un tribunal d’appliquer les critères traditionnels du jugement va à l’encontre de la nouvelle politique pénale. Se mettent en place des mécanismes qui font que n’est plus traitée que la délinquance visible lorsqu’il y a des victimes clairement identifiées. Ce qui entraîne notamment une diminution, voire une quasi-disparition, des affaires financières ou des affaires liées à la criminalité organisée, à la délinquance astucieuse, etc. C’est contre tout cela que j’ai essayé de résister.

Publié dans le dossier
L'art d'enterrer les affaires
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