Le « populisme », ou la peur de la démocratie

Le thème du populisme a récemment fait l’objet de débats par médias interposés. Petit retour sur une qualification bien floue qui en dit souvent long sur ses utilisateurs.

Olivier Doubre  • 24 février 2011 abonné·es
Le « populisme », ou la peur de la démocratie
© PHOTO : MONIER / afp

« Le populisme, voilà l’ennemi ! » Sus aux « populistes de tous bords » ! « Populiste toi-même ! » Ce sont là peu ou prou quelques-unes des invectives qui ont récemment secoué le microcosme politique hexagonal. Ces dernières semaines, ou ces derniers mois, de nombreuses interventions de journalistes, essayistes et autres intellectuels « médiatiques » ont porté sur le « populisme », supposé ou non, de certains courants ou hommes politiques. Le plus visé, on le sait, a été Jean-Luc Mélenchon, souvent comparé en ce sens avec Marine Le Pen et le Front national. Une comparaison péjorative qui valait interrogation – et donc attaque – sur le caractère prétendument démagogique, peu démocratique en somme, du discours et du positionnement politiques du leader du Parti de gauche (PG).

Certes, le titre de son livre Qu’ils s’en aillent tous ! (Flammarion, 2010), inspiré d’un slogan sud-américain contre les élites considérées comme responsables des crises économiques, pourrait s’apparenter à ce qu’on pense être à première vue du populisme. De même ses attaques répétées contre les « puissants » et leurs « laquais dans les médias »…

Les principaux dictionnaires de « science politique » comportent bien le plus souvent une entrée « populisme », défini généralement par un vague « appel au peuple » – et à ses plus bas instincts. Le directeur de la rédaction de la revue le Débat , le philosophe Marcel Gauchet, en a même récemment résumé la substance. Sous le titre « Tout démocrate doit être un peu populiste » (sic), ce dernier accordait en effet un « entretien » en novembre dernier au magazine Causeur (dirigé, entre autres, par Élisabeth Lévy), dans lequel il en proposait la définition suivante, délivrée en plusieurs temps : « basiquement, le populisme est un mouvement anti-élites » , avant d’ajouter, « le populisme est d’abord une rhétorique politique qui consiste à dénoncer chez l’autre des travers dans lesquels on tombe allègrement soi-même ».

Une acception du terme qui correspond en fait à sa propre conception de la démocratie : « Il faut donner ici une définition de la démocratie. Aussi brutale soit-elle, je n’en vois pas de meilleure que celle-ci : la démocratie, c’est la concurrence des démagogies ! » Où l’on voit que les plus prompts à fustiger le populisme s’y connaissent en… démocratie.

En réalité, comme le souligne Benoît Schneckenburger, enseignant en philosophie au lycée Turgot à Paris et à l’université Paris-VIII, le terme de populisme « ne renvoie à aucune réalité uniforme : parti du peuple américain au XIXe siècle, courant russe du socialisme, expériences très diverses de gouvernements et de mouvements sociaux en Amérique latine, mode référendaire en Suisse. Et en France, Le Pen, Tapie, Mélechon, tous dans le même sac ! » Aussi, selon lui, « il y a autant de définitions du populisme que d’exemples qualifiés, et cela dépend en fait de l’intention de l’auteur. On pointe le démagogue chez celui qu’on vise, mais paradoxalement on montre souvent sa propre peur du peuple en employant ce terme »

Car, pour les nombreux auteurs qui ont véritablement travaillé la question, le populisme ne constitue pas un véritable concept ni un courant de pensée politique strictement défini. Benoît Schneckenburger prévient d’ailleurs que « personne n’en donne une définition adéquate ». Mais pour Annie Collovald [^2], chercheuse et enseignante en science politique à Paris-X, il permet surtout, « à la manière des prénotions du sens commun » , de faire « écran à ce qui anime les mobilisations électorales et politiques des groupes populaires ».

Pour le grand philosophe anglo-argentin Ernesto Laclau, qui s’est penché dans un de ses ouvrages [^3] sur la « logique » des « mouvements populistes » , ceux-ci essayent surtout de réaliser l’unité d’un « groupe » ou d’un « peuple » en faisant apparaître une nette division entre deux camps, mais ils ne constituent en aucun cas un courant uniforme. Dans sa préface, Ernesto Laclau a explicité sa démarche : « Je soupçonne depuis longtemps que ce qui est en jeu dans le rejet du populisme est, à mon avis, le rejet de la politique tout court. Avec l’idée selon laquelle la gestion de la communauté est du ressort d’un pouvoir administratif dont la légitimité a pour origine la connaissance de ce qu’est la communauté “bonne”. » Et de conclure : « J’ai essayé de montrer que le populisme n’a pas d’unité référentielle parce qu’il n’est pas appliqué à un phénomène délimité mais à une logique sociale dont les effets sont transversaux. Le populisme est, tout simplement, une manière de construire le politique. »

Une analyse que partage largement le philosophe Jacques Rancière. Celui-ci, ouvrant début janvier une série d’interventions que Libération avait sollicitées sur ce thème (re)devenu soudain à la mode, fit alors entendre une musique différente des habituelles rengaines (initiées dès le début des années 1990 par Pierre-André Taguieff, avec son « national-populisme » bien vide de sens pour qualifier le FN).

Jacques Rancière rappelait d’emblée que « “le peuple” n’existe pas. […] La notion de populisme construit un peuple caractérisé par l’alliage redoutable d’une capacité – la puissance brute du grand nombre – et d’une incapacité – l’ignorance attribuée à ce même grand nombre » . Avant de situer historiquement cette (pré)notion de populisme, qui « remet en scène une image du peuple élaborée à la fin du XIXe siècle par des penseurs comme Hippolyte Taine et Gustave Le Bon, effrayés par la Commune de Paris et la montée du mouvement ouvrier : celle des foules ignorantes » . Déjà, l’ancien élève de Louis Althusser, connu pour son égalitarisme sans concession, avait caractérisé dans la Haine de la démocratie [^4] ce « nouveau sentiment antidémocratique » , si répandu chez les pourfendeurs médiatiques du « populisme », qui ne cessent de souligner combien « le gouvernement démocratique est mauvais quand il se laisse corrompre par la société démocratique qui veut que tous soient égaux et toutes les différences respectées ».

La démocratie ne serait donc bonne, selon eux, que si elle permet l’accession au pouvoir de la seule minorité « apte » à gouverner. Une conception – comme le rappelle Jacques Rancière – chère aux libéraux, Raymond Aron en tête, ou plus tard Michel Crozier et Samuel Huntington, dans un rapport intitulé The Crisis of Democracy (1975), rédigé pour l’un des premiers think tank, la fameuse « Commission trilatérale » : « Ce qui provoque la crise du gouvernement démocratique n’est rien d’autre que l’intensité de la vie démocratique. » On devine donc l’utilité pour certains d’user de l’anathème « populisme » . Discréditer son adversaire en tentant de masquer (bien maladroitement) sa peur du « peuple », ou plutôt des aspirations du plus grand nombre. De ceux que, dans un passé encore récent, on n’hésitait pas à nommer « classes populaires ». Des classes populaires dont on devrait à bon droit penser qu’elles ne sont pas « naturellement » racistes, violentes, adeptes de l’égoïsme ou du rejet de l’autre. En somme, croire – en véritable démocrate –, comme pendant la Révolution française, que le peuple est un tant soit peu doté de vertu.

[^2]: Cf. le Populisme du FN, un dangereux contresens, éd. du Croquant, 2004.

[^3]: Cf. la Raison populiste, Seuil, 2008. Voir notre article dans Politis n° 996, du 3 avril 2008.

[^4]: Éd. La Fabrique, 2005.

Idées
Temps de lecture : 6 minutes